«Le respect de votre vie privée est notre priorité». Depuis un peu plus d’un an, cette bannière s’affiche sur les écrans des utilisateurs d’Internet qui visitent un site pour la première fois. Il y a quelques semaines seulement que je me suis soucié de savoir de quoi il s’agissait. L’idée que le respect de ma vie privée puisse être la priorité d’une entreprise numérique me semblait tellement cocasse (demande-t-on au trafiquant d’ivoire de se soucier prioritairement de la survie des éléphants ?) que je cliquais sans y penser sur le bouton ouvrant l’accès au site. Il s’intitule «J’accepte» et son fond rouge indique par avance qu’il est la solution la plus simple au problème posé à l’internaute.
Un beau jour, j’ai voulu savoir ce que j’acceptais avec autant d’insouciance. Adoptée au niveau européen, cette procédure résulte de la loi relative à la protection des données personnelles promulguée en juin 2018. Il s’agit d’offrir à l’utilisateur le maximum de garanties possible concernant l’accès à ses données personnelles et l’usage qui pourra en être fait par la société propriétaire du site. La règle libérale selon laquelle le consentement n’est légitime que s’il est éclairé semble s’appliquer ici : plutôt que d’accepter sans savoir ce qu’il accepte, on propose au visiteur d’acquérir des informations susceptibles de rationaliser son choix.
Le nombre des options est déjà impressionnant : «Personnalisation», «Accès aux informations», «Publicités», «Couplage de données hors ligne», «Données de positions géographiques», etc. En en prenant connaissance, je ne sais toujours pas quoi choisir, mais j’admire avec un peu d’effroi la somme d’informations personnelles accessibles dès mon arrivée sur un site. C’est alors que débute un singulier combat avec la machine. Pour chaque option, on me demande si j’accepte ou si je refuse (mais quoi exactement ?) et cela pour chacun des «partenaires» de la société qui abrite le site. Je sais bien qu’il s’agit en dernière instance du partage (vraisemblablement de la vente) de mes «données», mais jusque-là je n’ai rien offert d’autre que mon désir de visiter un site. A défaut de savoir ce à quoi je consens, j’essaie au moins de déterminer à qui je choisis de m’exposer. En prenant au hasard l’option «Publicités», j’ouvre la fenêtre «Liste complète des partenaires».
«Ad6media», «Leiki.Ltd», «Pub Ocean Limited», «Readpeack Oy» : il y en a plus d’une centaine comme cela. Je sens que le combat est inégal. Pourquoi, en effet, refuserais-je à «Netsprint SA» ce que j’offre à «Hybrid Adtech GmbH» ? Suspectant que ce qui se cache derrière ces sigles n’est pas seulement la priorité donnée à ma vie privée, je me tourne vers l’option «Tout refuser». Le bouton qui la contient est beaucoup moins visible que celui qui marque «Tout accepter» (celui-ci est en vert, la couleur de l’espoir). Le fait de refuser en bloc ne flatte pas non plus mon sens de la générosité, mais j’ai tout de même essayé à plusieurs reprises. Une fois sur deux, l’accès au site m’a été refusé.
Ce genre d’exercices révèle les limites de la notion de consentement appliquée à la gestion virtuelle des données. Certes, on n’a pas trouvé mieux que le consentement pour réguler des relations entre les individus qui ne sont plus prédéfinies par la naissance ou par la position sociale. Dans le domaine de la sexualité, la règle promue aux Etats-Unis («Yes means yes») pousse à son terme cette logique selon laquelle seule une volonté librement et explicitement consentie vaut acceptation. Mais qu’advient-il dans le cas où une volonté s’adresse à une machine ? En cliquant sur «J’accepte», je ne dis pas «oui», je pense tout au plus «peut-être» faute de savoir exactement à quoi et à qui je donne mon consentement. Surtout, je suis pressé d’accéder au contenu qui s’offre «gratuitement» à moi pour peu que je consente. Internet n’est-il pas fait pour permettre l’accélération des échanges et la jouissance instantanée du partage ? Dans ce domaine, l’extrémité de l’index réagit toujours plus vite que le calcul en termes de coûts et de bénéfices. A peine ai-je commencé à prendre connaissance des clauses du contrat que mon doigt m’incite à poursuivre la navigation.
Derrière ces bannières qui s’affichent et exigent un clic pour libérer la vue, il y a toujours dilemme juridique : faut-il aliéner ce qui nous appartient en échange de la jouissance d’un bien ? Mais le temps du droit n’est pas celui des machines virtuelles. La volonté de maîtrise est lente alors que le désir d’accès incite à accélérer. Dans ces conditions, consentir deviendra bientôt un mécanisme.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.