Menu
Libération
Blog «GreyPride»

L'homme de papier

Blog GreyPridedossier
Petite chronique inattendue d'une vieillesse sans tabou
DR
publié le 22 septembre 2019 à 23h52
(mis à jour le 14 octobre 2019 à 18h17)

Peut-être qu’un jour on va me retrouver desséché comme un vieux pruneau, racorni… la peau sèche, bien sèche, comme celle d’une momie…entouré de bandelettes de papier...

Qu’est qu’ils vont dire les voisins ? Qu’est qu’ils vont raconter quand les journalistes vont venir les interroger ?

<span class="s1">« On ne le voyait pas souvent. Si on avait su … Il ne voyait pas grand monde, je me demande s'il avait encore de la famille… » </span>

J’enrage sur mon fauteuil. Je pousse mes pieds, énervé, comme pour repousser cette bande de pleureuses, cette foule qui veut voir à travers la porte entre-ouverte, le corps du desséché !

Jours après jours, le vieux tapis décoloré prend l’empreinte des humeurs et des pensées d’Emile : usé jusque à la trame.

Non, vous ne verrez rien ! Suis pas une attraction merde !

Peut-être qu’on me trouvera là, assis, la tête penchée comme si je faisais un dernier somme. Les lunettes et le journal auront glissé de mes mains. Le corps vide séché par la canicule.

Ah la canicule ! Le bienfait des vieillards qui veulent finir comme des momies. Au poste, ils n’arrêtent pas d’en parler. Des cohortes de vieux et de vieilles tués par le beau temps ! D’habitude ce sont les inondations, les tremblements de terre, qui font passer l’arme à gauche à tous ceux qui ne peuvent pas échapper à la fureur des intempéries. Mais le beau temps !

Cette conne de Marlène qui venait faire le ménage, elle n’arrêtait pas de ma parler du temps qu’il faisait, ou qu’il allait faire…
« Ah on a de la chance ! Le week end s’annonce ensoleillé » ou « Quel temps, mon Dieu quel temps, il pleut encore, ça fout le bourdon…» Mais non Marlène, regarde, c’est ton beau soleil qui m’a cuit à petit feu, c’est ton beau ciel bleu qui m’a épuisé, qui m’a sucé les dernières gouttes d’eau de mon corps !
Le seul mérite de ton beau temps c’est que je n’aurai pas pourri sur place. Je resterai bien rigide, tel le gardien de la tombe interdite. Le scribe du pharaon, figé pour l’éternité.
De toute façon, il paraît qu’à partir d’un certain âge on n’est plus malade ; le cancer m’a laissé tranquille et j’ai le palpitant qui a l’air de fonctionner. Alors, il ne me reste que cette solution, finir lyophilisé, déshydraté ; sec comme les journaux qui m’entourent et qui me serviront de linceul.

Allez, assez radoté, c’est l’heure d’aller faire un tour.

Emile se lève, dresse son maigre corps de vieillard, passe entre les piles de journaux et se saisit de son petit caddie. Tout autour de lui des piles et des piles plus ou moins bien rangées occupent tout l'espace vital de la pièce. Dans le petit appartement, dans chaque pièce, le même spectacle : papiers, revues, journaux, entassés, empilés du sol au plafond. Les piles se succèdent et empiètent progressivement dans toute la pièce, dévorent tables, chaises, buffet… L'air libre est progressivement chassé de la pièce, chaque jour les nouvelles collectes réduisent un peu plus l'espace disponible. Une tanière chaude, qui le protège, dans laquelle il se sent en sécurité depuis la mort de sa femme. L'amoncellement ne laisse place qu'à des tranchées étroites qui dessinent les accès aux points vitaux de son petit appartement : le fauteuil, le frigo, les toilettes, le lit, la porte d'entrée.

La promenade est courte. Pour aller chercher un bout de pain, il suffit de longer le trottoir sur une cinquantaine de mètres et la boulangerie est juste à droite.
En faisant la queue, Emile saisit quelques journaux gratuits, des journaux d’annonce, des pubs qui sont mis à disposition de la clientèle et les engouffre dans le caddie.

<span class="s1"></span>- une demi-baguette, siouplait

Certains ne peuvent pas résister à la tentation s’ils passent près d’un présentoir de bonbons… Pour Emile, ce sont les journaux : quel que soit la taille, le contenu, la couleur… il ne peut s’empêcher de les attraper, pour ensuite, les empiler bien à plat dans son petit appartement.

Un arrêt au supermarché du coin pour acheter une soupe ; c’est encore l’occasion de prélever quelques catalogues… Même l’agence immobilière est une source de tentation avec son présentoir à l’entrée, qui offre de belles revues.

Depuis quelques jours Emile n’est pas tranquille… Cette femme qui vient frapper à sa porte l’inquiète. Pourquoi insiste-t-elle ?

Depuis la mort de sa femme, Emile ne voit personne.
En sortant un à un les journaux de son caddie, il rumine…

« J'ai le droit à ma tranquillité ! Je vais frapper à la porte des autres moi ? Mais qu'est-ce qu'elle se croit ? C'est peut-être une archéologue ? »

Il sourit.

«C'est peut-être une découvreuse de momies, mais elle arrive trop tôt… repassez dans quelques années… je ne suis pas encore prêt…. Hé, hé hé...»

Emile ricane doucement, en se racontant son histoire.
La lampe du milieu, éclaire peu la pièce.
Un bout de fromage avec du pain pour tout repas du soir, Emile regarde de son fauteuil les mouvements de la rue. Parfois, il s’endort, là, sur place, tout habillé. Le lit ce n’est plus comme avant. Avant on était deux.
Le lendemain la même routine se déroule. Emile ne parle à personne, il présente mal, il a une odeur. Les gens l’évitent… il s’en fout.

Il ne sait pas que, pas très loin, dans un bureau de la mairie, on discute de son cas…

- Cela va faire 6 mois, il est urgent d'intervenir <span></span>- On fait comme d'habitude ? <span></span>- Oui, en douceur…

De retour de sa collecte quotidienne, Emile, sort sa clé pour ouvrir la porte, mais rien à faire… la serrure semble bloquée, elle ne tourne pas… C’est quoi encore cette histoire ? Ses yeux ne sont pas très bons, il se penche, essaie de nouveau, rien à faire… impossible de rentrer chez lui.

Dépité, il hésite, revient sur ses pas, en s’appuyant sur son caddie, réfléchit : pas d’autre choix que d’aller chez le serrurier pour chercher de l’aide.

La petite boutique cordonnerie-serrurerie-copie de clés en tous genres est un peu plus loin sur la gauche. Ce changement de programme ne plait pas à Emile, mais comment faire ?

L’artisan connait bien Emile. D’ailleurs, qui ne connait pas sa silhouette dans le quartier et sa manie de ramasser les journaux ?

- La serrure doit être cassée, ça arrive parfois. Je vais envoyer mon ouvrier, il va revenir… attendez ici, installez-vous… ça va prendre un peu de temps… de toute façon vous n'avez rien d'autre à faire… ne vous en faites pas. Tenez prenez un peu de thé… ça vous détendra.<span class="s1"></span>

Emile hoche doucement de la tête, il est toujours agacé par ce contre-temps, mais en même temps rassuré : il va pouvoir rentrer chez lui, ce n’est qu’une question d’heure… et puis somnoler ici ou dans son fauteuil… ce n’est pas si terrible.

<span></span>- Ho, ho, réveillez-vous… c'est bon, on vous a changé la serrure. Je viens avec vous.

Emile doit reprendre ses esprits. Il s’est assoupi. Combien de temps ? La lumière a changé. Il entend les paroles de l’artisan, mais ne réagit pas. Il lui faut quelques minutes pour reprendre ses esprits et sortir de la boutique en tirant le caddie.

Le retour semble long. Ses jambes ne sont pas bien vaillantes.

La clé tourne maintenant correctement dans la serrure de la porte d’entrée, il passe derrière le serrurier qui ouvre la marche, mais immédiatement quelque chose le trouble : la sensation de ne pas être chez lui …

Il a le souvenir de cette pièce, de son fauteuil près de la fenêtre, de sa table de la salle à manger, mais… où sont passés ses journaux ? Ses pare-chocs émotionnels construits jours après jour ? La pièce est vide, vide des amoncellements de revues et de journaux patiemment collectionnés… Plus un coin pour se cacher, où se sentir protégé… la lumière fait presque mal aux yeux, le vide est sidéral…

Emile ne dit rien. Ce n’est plus son chez lui. On lui a tout volé.

- Bon je vous laisse, et si vous avez un problème, revenez me voir… bonne soirée.<span class="s1"></span>

A peine sorti de l’appartement, son téléphone sonne …

- Oui, oui, tout s'est bien passé… il semble un peu sonné, comme d'habitude, mais dès demain ça ira mieux… De toute façon on n'a pas trop le choix. C'est sa liberté de stocker, mais ça met en danger tout l'immeuble… Bon, on se reparle dans 6 mois… Bonne soirée<span class="s1"></span>

Chronique inspirée de faits réels.