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Libération
Chronique «la Cité des livres»

Mieux soigner le conspirationnisme aigu

Chronique «La cité des livres»dossier
Rudy Reichstadt, fondateur d’un site de référence sur le complotisme, publie un guide des diverses théories conspirationnistes.
publié le 24 septembre 2019 à 18h01

Le complotisme est un mal du siècle nouveau. Certes les hommes ont toujours été tentés d’attribuer sans preuves tel ou tel événement funeste à l’action secrète d’un groupe de conspirateurs. Mais avec le développement des réseaux et la dévaluation des autorités du savoir, il a pris une ampleur inédite.

Certains n’y voient qu’un travers secondaire. Ils ne s’inquiètent guère de voir une minorité plus ou moins folklorique, hyperactive sur le Web, soutenir que la Terre est plate ou que le monde est secrètement gouverné par les reptiliens. Les sectes illuminées sont de toutes les époques. Mais le complotisme est aussi un phénomène politique. Par son omniprésence, en raison de ses biais intellectuels et militants, il tend à affaiblir le débat public rationnel sans lequel la démocratie se fourvoie et se perd.

Rudy Reichstadt, fondateur et animateur du site de référence, ConspiracyWatch.info, s'emploie depuis plus de dix années à réfuter les innombrables théories du complot qui infestent la scène publique. Il livre aujourd'hui les réflexions que ses combats lui ont inspirées. Un rappel d'abord : les théories du complot obéissent à une rhétorique précise, fondée sur des sophismes, sur des affirmations sans preuves ou, le plus souvent, sur l'usage biaisé et porté à l'outrance du doute et de l'esprit critique. Les uns affirment de manière péremptoire, sur la base d'éléments marginaux, disparates ou truqués, l'existence d'une vaste conspiration animée par des forces occultes : les reptiliens, les Illuminati, les francs-maçons, la finance juive (Rothschild, Soros…), les «sages de Sion», le groupe de Bilderberg, etc. Ils mettent au défi leurs adversaires de démontrer que ces forces occultes n'existent pas, exercice évidemment ardu puisqu'il est généralement impossible de prouver l'inexistence de quelque chose.

Les autres se concentrent sur ce qu’ils appellent «la version officielle» d’un fait historique dont ils relèvent les seuls éléments bizarres, inexpliqués, les coïncidences ou les apparences étranges, laissant de côté les preuves manifestes et massives produites par les autorités ou découvertes par la presse. Comme tout événement comporte son lot de détails apparemment troublants ou mal expliqués, on niera au bout de ce travail hypercritique que l’attentat du 11 Septembre soit le fait d’Al-Qaeda, que les tueries du 13 Novembre soient l’œuvre des islamistes ou que les nazis aient vraiment perpétré la Shoah, suggérant ainsi un vaste complot du silence et de la tromperie, organisé en vue d’objectifs pernicieux. Ils se gardent bien de proposer une théorie alternative construite, qui paraîtrait nettement plus invraisemblable que «la version officielle» (ainsi des milliers de personnes auraient conspiré pour cacher que le gouvernement américain a lui-même organisé les attentats du 11 Septembre…). Ils se contentent de jeter le doute sur l’explication centrale et établie, par une multitude de micro-arguments soigneusement sélectionnés, qui exigent pour être démontés un travail de bénédictin.

Les théories du complot ne sont pas seulement un égarement de l’esprit. Elles jouent un rôle politique. Dans certains cas, ce sont les pouvoirs qui les emploient pour expliquer une révolte, ou camoufler un crime. Le régime chinois a attribué la révolution de Tiananmen à l’influence occulte de puissances étrangères indéterminées. Propagande étatique qu’on a aussi utilisée pour discréditer les «révolutions de couleur» (Ukraine, Géorgie), ou bien les «printemps arabes». Le Kremlin se défend en général des accusations de meurtre politique portées contre lui en suggérant que les coupables sont ailleurs, services secrets occidentaux, ou bien opposants particulièrement retors voulant faire des martyrs pour le mettre en difficulté.

Dans les démocraties, ces théories sont issues en général des extrêmes, de droite et de gauche, qui voient dans le régime pluraliste un théâtre d’ombres manipulé par des puissances cachées. Selon Reichstadt, elles sont le plus souvent dirigées contre deux entités qu’on juge maléfiques : les Etats-Unis (qui ont organisé de vrais complots, sur lesquels on s’appuie pour en dénoncer d’autres), et Israël, dont le service de renseignement, le Mossad, est crédité d’une efficacité occulte redoutable. Rudy Reichstadt note au passage que les complotistes les plus actifs se situent dans la mouvance d’Alain Soral et de Dieudonné, tous deux condamnés pour antisémitisme. Anticapitalisme et antisémitisme se rejoignent ainsi pour dérouler un récit paranoïaque et haineux.

Certains traits de cette idéologie sont récupérés par une partie de la gauche radicale, antisémitisme en moins, qui dénonce du coup «l’anticomplotisme» comme une tactique des élites visant à discréditer les manifestations de dissidence émanant des classes populaires. Avec une constante en arrière-plan : suggérer que les sociétés libres, en fait, ne le sont pas, et que des puissances cachées tirent les ficelles du jeu social, ce qui justifie qu’on rompe avec elles. On croit avoir affaire à des énergumènes «platistes» ou «reptiliens» plus ou moins farfelus. On tombe sur une intention politique : affaiblir les démocraties.