Tribune. Pascal Bruckner, Michel Onfray et maintenant Alain Finkielkraut depuis sa sortie revancharde sur France Inter vendredi : trois de nos «philosophes» hexagonaux ont ces derniers mois vilipendé la jeune star de la lutte globale contre le réchauffement climatique. Cette stigmatisation fréquente n'est pas sans poser certaines questions, même si la France n'a pas le monopole de cette vindicte élitaire contre l'icône planétaire venue de Suède.
Jalousie crasse
Les nouvelles venues du Groenland, d'Amazonie, de la grande barrière de corail, des canicules à répétition en Europe et ailleurs, ont naturellement créé un effet d'imposition de problématique dans une bonne partie des médias du globe. Ces problématiques, les Onfray, Finkielkraut, Bruckner et consorts en sont complètement exclus, à la fois parce qu'ils sont largement inconnus au-delà de nos frontières (sauf exception, pensons à M. Finkielkraut en Israël), mais aussi parce que la question de la survie de la planète dans les conditions que nous avons connues jusqu'ici n'est pas du tout, et n'a jamais été, au cœur de leurs interrogations. Au niveau le plus simple, donc, il y a cette jalousie crasse qui explique l'amertume de nos trois figures intellectuelles françaises : cette fille, beaucoup plus jeune que nous autres grands philosophes français, qui a lu et publié mille fois moins que nous, exerce une forte influence sur le débat public mondial, alors que nous autres sommes cantonnés aux chroniques du Point, aux interviews dans le Figaro, aux émissions sur France Culture ou France Inter.
La jalousie la plus crasse s’exprime souvent de manière assez irrationnelle, comme on le voit très bien dans les cours de récréation. Mais tel semble aussi être le cas avec le rappel récurrent, chez Finkielkraut, Bruckner et Onfray, du trouble spécifique qui affecte Greta Thunberg, celui du syndrome d’Asperger. Or, si l’adolescente suédoise paradait dans les médias pour prétendre que la terre est plate, on pourrait en effet sérieusement douter de sa santé mentale, mais dans le cas présent elle ne fait que marteler, et vulgariser, les conclusions des rapports du GIEC. Où est donc le problème, alors ?
On peut légitimement exprimer certaines réserves, avec le Canard enchaîné («Greta rame sec» le 7 août ; «Autiste dramatique», chronique d'Anne-Sophie Mercier le 17 avril), sur certains coups médiatiques et la manière dont l'adolescente est instrumentalisée par des intérêts qui la dépassent sans doute. Néanmoins, les critiques du Canard enchaîné, qui est pourtant un hebdomadaire fondamentalement environnementaliste (contre les OGM, pour l'agriculture biologique, contre les lobbys plastique et agroalimentaire, contre le «tout bagnole»), portent sur des éléments qu'on peut penser périphériques de la campagne de Greta Thunberg. En insistant sur ces éléments bientôt repris en boucle par certains médias réactionnaires, le Canard enchaîné devient l'allié malgré lui des Onfray, Finkielkraut, Bruckner. Même si, comme le suggère Anne-Sophie Mercier, Thunberg est une «idole de Davos et même tête de gondole», beaucoup des idées qu'elle porte sont partagées par le Canard enchaîné, palmipède satyrique qui serait bien avisé, au moins, de le reconnaître.
Ignorance située
Des sociologues féministes ou plus récemment travaillant sur l'articulation entre les référents de classe, de race, de genre, d'ethnicité dans le monde social, à travers une approche qu'on appelle «intersectionnelle», ont beaucoup insisté sur la façon dont la production de savoir doit elle-même toujours être située. En clair, on ne produit jamais de savoir ex nihilo, et on est donc influencé par toutes ces identités mentionnées ici. Il en va de même à travers ces attaques contre Thunberg, d'où cette idée selon laquelle l'ignorance des enjeux environnementaux et climatiques chez les Onfray, Finkielkraut et Bruckner doit elle-même être située : dans l'écrasante majorité des cas, ces critiques sont celles d'hommes envers une femme, celles d'hommes d'au moins 60 ans envers une adolescente, de figures omniprésentes du débat public hexagonal à l'encontre d'une jeune fille mondialement célèbre, enfin d'hommes dont les thématiques principales sont complètement déconnectées de ce qui fait le succès de Greta Thunberg. Enfin, malgré Anne-Sophie Mercier, le Canard Enchaîné a été pendant très longtemps largement dominé par des hommes d'un certain âge lui aussi, viscéralement opposés à la notion de sponsoring dans un magazine sans annonceur. Sans oublier que ces figures hégémoniques du débat public français ont les «trente glorieuses» en cathéter, période de l'histoire où le plastique c'était forcément fantastique, où les voitures ne pouvaient qu'être un progrès considérable, et où les débats politiques ne pouvaient que s'articuler autour de l'axe gauche-droite, qu'il s'agisse de guerre froide, de Tiers-Monde, de Maoïsme, de Guévarisme, de Reaganisme, de Thatcherisme, etc.
Greta Thunberg aurait tout à fait pu s'exprimer aux élus étatsuniens et à l'ONU par visioconférence sans infliger au monde la vue de ce bateau «zéro-émission», lui-même construit avec des matériaux sans doute très polluants, et dont le financement monégasque confirme auprès du plus grand nombre que la lutte contre le réchauffement climatique c'est un truc de riches ou de bobos. «Ils nous parlent de la fin du monde mais nous, on pense à la fin du mois», comme ont pu le dire des gilets jaunes sur les ronds-points. Néanmoins, son choix de ne pas prendre l'avion -comme un nombre croissant de Suédois qui refusent de prendre l'avion, d'ailleurs- nous invite individuellement et collectivement à nous questionner sur nos actions, sur le mode : ce week-end à Barcelone ou à Prague en avion low-cost, est-ce une si bonne idée ? Interrogations qui, avec la notoriété mondiale de Thunberg, doivent résonner à Londres, Paris, Berlin, et au-delà. Pour nous autres universitaires, est-ce une si bonne idée d'aller participer à des colloques aux États-Unis ou au Canada pour parler à vingt personnes, dont deux ou trois rivées sur leurs téléphones ou ordinateurs portables n'écoutent pas, et deux ou trois autres somnolent car ils sont aussi jet-lagged que nous ? Le grand mérite de Thunberg c'est de nous forcer à ces interrogations. Enfin, l'urgence climatique contraint à un certain manichéisme, auquel nos «philosophes» français épris de nuances complexes qu'ils sont les seuls à percevoir ne sont pas sensibles : la cause de l'écologie, c'est-à-dire la cause première des décennies à venir, est-elle servie ou desservie par Greta Thunberg ? Indéniablement elle est servie.