On le sait depuis Montesquieu et son Esprit des lois qui a théorisé l'architecture des systèmes politiques, la séparation des pouvoirs est la pièce angulaire de tout régime démocratique. Elle implique notamment l'indépendance du troisième pouvoir, le pouvoir judiciaire. La France a très longtemps été sur ce point un exécrable exemple. Durant plus de deux siècles après la parution de l'œuvre maîtresse du baron de La Brède, l'exécutif a fait de son mieux pour corseter, brider, soumettre le pouvoir judiciaire. Cela s'est poursuivi de régime en régime et la Ve République n'a pas fait exception. Le général de Gaulle lui-même a d'ailleurs toujours refusé de parler d'un «pouvoir judiciaire» et n'a consenti qu'à nommer «une autorité judiciaire». Il a d'ailleurs mis sa théorie en pratique avec l'instauration de tribunaux d'exceptions et de tribunaux militaires (il a fallu attendre François Mitterrand pour qu'ils disparaissent). Il a piqué de mémorables colères contre le Conseil d'Etat et a traité le Conseil constitutionnel comme un instrument à sa disposition. Sous son glorieux consulat, les nominations et les promotions des magistrats ont été régies d'une main de fer. D'ailleurs, comble du paradoxe, l'article 64 de la Constitution proclame «le président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire». En clair, l'indépendance du pouvoir judiciaire dépend de l'exécutif ! Au pays des Droits de l'homme, le judiciaire était soumis au bon plaisir du chef de l'Etat.
Cette fois, nous nous débarrassons enfin de cette infirmité. Les deux premières décennies du XXIe siècle auront permis l'émancipation du pouvoir judiciaire. L'actualité l'illustre théâtralement. Depuis le septennat de Valéry Giscard d'Estaing, le Conseil constitutionnel mérite enfin son nom et, avec la réforme de 2008 sous Nicolas Sarkozy, il a été substantiellement fortifié. Aujourd'hui, il se compare avantageusement aux tribunaux constitutionnels des démocraties parlementaires. En deux décennies, la Cour des comptes, elle, a vu son poids et son autorité s'accroître spectaculairement jusqu'à apparaître comme le parangon de l'orthodoxie budgétaire. Son indépendance et son expertise chatouillent d'ailleurs fréquemment les moustaches de l'exécutif. Le Conseil d'Etat, instance suprême de la justice administrative et conseiller sourcilleux du gouvernement, n'est pas en reste et n'a jamais été aussi influent. De tous ces côtés-là, il y a plus qu'un contre-pouvoir : un vrai pouvoir judiciaire indépendant.
L'ordre judiciaire n'en est pas encore tout à fait au même point, puisque les magistrats du parquet n'ont pas les garanties d'indépendance des magistrats du siège. La France est d'ailleurs régulièrement semoncée sur ce point et il faudra bien couper définitivement les liens qui subsistent entre les procureurs et la Chancellerie, même s'ils ont été allégés. La réforme constitutionnelle envisagée le prévoit et cette mesure si souhaitable ne dépend plus que du bon vouloir du Sénat. En revanche, l'indépendance des magistrats du siège éclate désormais quotidiennement. Qu'il s'agisse des terrains économiques ou sociaux, nos juges s'y sont solidement installés et prennent pleinement leurs responsabilités avec un allant inimaginable au XXe siècle et une autorité parfois presque présomptueuse. Le parquet financier constitue de son côté une réussite, comme le parquet antiterroriste sur un tout autre terrain. Quant à l'espace politique, il est chaque jour labouré, retourné, sillonné sous nos yeux avec une exigence qui ressemble parfois à une revanche. Nul n'y échappe. On a vu un ancien président de la République, Jacques Chirac, condamné à de l'emprisonnement avec sursis. On voit un ex-chef de l'Etat, Nicolas Sarkozy, enserré depuis des années dans un filet étroit avec un acharnement incomparable. On verra bientôt l'ex-grand favori de la dernière élection présidentielle, François Fillon, devant un tribunal. Jean-Luc Mélenchon, Marine et Jean-Marie Le Pen, le couple Balkany, le Modem, des hiérarques venu du PS, bref, tout l'éventail politique est exposé aux décisions de la justice. Pendant plus de deux siècles, le pouvoir exécutif français s'est comporté comme le suzerain impérieux du pouvoir judiciaire. Aujourd'hui, le rapport des forces s'inverse. Les juges tiennent la bride courte aux politiques. Ils deviennent les plus forts. Ce n'est pas le gouvernement des juges mais c'est le triomphe du pouvoir judiciaire. A charge pour les magistrats de résister dorénavant aux tentations affleurant du corporatisme, aux pressions considérables de la démocratie d'opinion, aux forces décuplées par les réseaux sociaux et même au désir de paraître (les «juges médiatiques»). Après avoir lutté des siècles pour leur émancipation, les magistrats doivent en somme apprendre à dominer leur victoire.