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Libération
chronique «résidence sur la terre»

La fonte des glaces ou la lutte des classes

Chronique «Résidence sur la terre»dossier
publié le 27 septembre 2019 à 19h56

«Faites un p’tit geste pour l’environnement !» Ah qu’on l’aura entendue, cette phrase, pendant toutes ces années. Elle nous aura bercés, calmés, elle nous aura donné l’impression que l’on pourrait survivre au désastre. Une douche plus courte, un bus, un tote bag : c’était merveilleux, on pouvait, d’un geste simple, pur et limpide, changer les choses à notre niveau. Tout rentrerait dans l’ordre. Ça n’aurait été qu’un mauvais rêve, vite oublié.

Quand on demande aujourd'hui encore aux Français quelles sont leurs «grandes résolutions pour le climat», voici les trois qui arrivent en tête : trier ses déchets, acheter des fruits et des légumes de saison et produire moins de déchets. Où l'on voit que les poubelles sont chères à leur cœur et les émissions de CO2 un peu moins, qui ne s'en verront pas diminuées.

L’idéologie du petit geste traduit bien deux choses : notre incapacité à considérer le problème dans son ensemble, et notre frustration à ne pas pouvoir (ou savoir comment) agir. Le petit geste devient le seul que l’on puisse faire. Il apaise notre inquiétude. Il nous donne la sensation d’avoir prise sur un phénomène qui nous écrase. Or il ne nous donne prise sur rien.

Bien sûr, ces gestes servent à quelque chose. Mis bout à bout, ils finissent par faire bouger les lignes, les consciences, peut-être les sociétés. Simplement, ils nous ont fait croire que cela suffirait. Que c’était déjà bien. Qu’en changeant son jardin on changerait le monde. Or ce grand changement ne naîtra que de l’alliance, certes bien difficile à obtenir, du local et du global, de nos sols et de nos modes d’existence. Le fameux petit geste (essentiel et nécessaire, évidemment) était un leurre ; ce sont de grands gestes qu’il nous faut.

Le réchauffement climatique et l’incommensurable crise que nous traversons marquent nécessairement la fin d’un système économique et politique, dont la situation bio-écologique actuelle est la conséquence directe. Une classe dominante (l’oligarchie britannique, suivie par la majorité des pays occidentaux, puis par les Etats-Unis) a décidé de se lancer corps et biens dans le capitalisme fossile, l’ensemble de la production tournant rapidement autour de l’extraction et la combustion d’hydrocarbures, lesquels ont ravagé les écosystèmes et rendu l’existence invivable. Il est dans la logique de ce mode de production d’exploiter l’ensemble des corps à disposition, des terres et des milieux dans lesquels ils évoluent, et finalement de détruire jusqu’aux conditions et modes de production.

Bien sûr, le reste de la population a sauté à pieds joints dans le rêve consumériste offert par ce système, et on peut logiquement juger que nous sommes tous responsables. Enfin, ce «tous» est bien relatif : qui profite réellement de ce rêve et de ce train de vie ? Comment ne pas voir que la lutte des classes persiste jusque dans le pendant et l’après : ce sont essentiellement les pays les plus pauvres qui souffriront des conséquences du changement climatique auquel ils n’ont pas participé. Ce seront les derniers à être sauvés (ou plus sûrement pas). Les dirigeants, responsables du désastre, ont déjà leur porte de sortie : bunkers, Mars ou îles flottantes. L’industrialisation à marche forcée s’est appuyée sur un pillage systématique des sous-sols des pays dominés et colonisés au profit des grandes puissances. Cent cinquante ans plus tard, ces mêmes pays souffrent en premier lieu des conséquences de cette industrialisation dont ils n’ont pas bénéficié.

On a voulu l’enterrer, eh bien c’est raté : la lutte des classes demeure la meilleure grille de lecture de la situation actuelle.

L'idéologie du petit geste était encore une manière de ne rien changer au business as usual. Pendant que nos petites mains gentiment recyclent, les pétroliers continuent pépouze à forer, plus que jamais : chaque mois de nouveaux chantiers en Alaska, au Congo, partout. Rien ne les arrêtera, ces dirigeants déjà sauvés par leur grand âge, qui comptent bien assister tranquillement au déluge depuis l'au-delà. Ils vont siphonner les dernières gouttes de jus, s'en repaître jusqu'à ce que mort s'ensuive. Pourquoi changeraient-ils quoi que ce soit ? Leur existence est douce. Voudriez-vous les en priver ? Tant qu'il restera des sols à forer, ça giclera.

La crise climatique, c’est le dernier stade du capitalisme. Au-delà de cette limite, son ticket n’est plus valable. Il a pu épuiser les mains, les corps, les sociétés, elles se régénèrent visiblement ; il a épuisé les sous-sols, les écosystèmes, le vivant, qui ont, eux, refusé de se renouveler. C’est un peu mesquin de leur part. Alors préparons nos arrières, forons les dernières mers, et adieu !

L’époque des petits gestes est très loin derrière nous ; il est minuit moins le quart et c’est dorénavant l’heure du grand chambardement, du cul par-dessus chaise. La fonte des glaces, c’est le retour de la lutte des classes. Si on n’était pas obligés d’en pleurer, ça nous aurait presque arraché un sourire.

Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone».