Questions à Alexandre Audard, doctorant contractuel en histoire de l’Afrique et de l’océan Indien
occidental au sein du laboratoire CESSMA de l’Université de Paris / Paris
Diderot, spécialisé dans l’histoire de Madagascar durant la période coloniale
et les circulations de gens de mer indianocéaniques.
Pouvez-vous résumer l'histoire de la ville de Diego-Suarez devenue officiellement Antsiranana ?
La
ville portuaire de Diego-Suarez (actuelle Antsiranana), située à l’Extrême-Nord
de Madagascar dans l’immense baie enclavée du même nom, constitua pendant près
d’un siècle un des hauts lieux de la projection impériale française dans
l’océan Indien. Et pour cause, à vocation avant tout militaire, le port et ses
casernes permirent la circulation et le stationnement de milliers de militaires,
légionnaires et marins de l’empire. Lors de sa fondation en 1885, il s’agissait
initialement, à partir d’un site original – l’une des plus grandes baies du
monde au carrefour des principales routes maritimes et stratégiquement situé au
Nord du canal du Mozambique – de contrer l’hégémonie britannique dans la région
et de rivaliser avec la formation progressive et parallèle d’autres bases
navales sur le pourtour de l’océan Indien. Les plans de défense entrepris par Joffre
entre 1900 et 1905 et sa transformation en un point d’appui stratégique de la
flotte permirent à la base navale d’être au premier plan des grandes rivalités
et tensions de son siècle, de la guerre russo-japonaise aux deux conflits
mondiaux, dont elle fut d’ailleurs un des principaux théâtres d’opérations en
1942 lors du débarquement britannique contre les troupes vichystes (opération Ironclad).
Dès les premières années s’est donc formé un indispensable espace urbain pour
développer, gérer et approvisionner la base tout autant que ses environs. Celui-ci
s’est peu à peu agrandi et réglementé pour former une municipalité et l’unique
ville coloniale fondée ex nihilo sur la Grande Île, toujours en
interdépendance avec les garnisons successives et les infrastructures navales –
notamment son bassin de radoub –, et dont les principaux lieux de sociabilité
restaient les bars et dancings. Ainsi, « Diego la sévère » représentait la
domination coloniale tricolore dans le Sud-Ouest de l’océan Indien, dépassant
le strict moment de la colonisation de l’île (1896-1960), et jouait alors un
rôle considérable dans le maintien de l’ordre, comme lors de l’insurrection
malgache de 1947. Si la France fut forcée à quitter définitivement cet
avant-poste du pré-carré gaullien entre 1973 et 1975, lors de la
« révolution socialiste » du président malgache Ratsiraka, la ville,
dont le nom reprit sa forme originale, continua à croître au milieu des
vestiges de son passé et au ralenti, sans jamais vraiment pouvoir se détacher
de sa vocation initiale puisqu’elle abrite depuis 2007 une station d’écoute de
l’Indian Navy et semble toujours susciter de nombreuses convoitises.
Ruines de l'Hôtel des Mines. Diego-Suarez, Madagascar, 2016 © Thomas Jorion
Outre sa position géographique, en quoi ce port est-il indianocéanique ?
À
l’instar d’autres villes de l’océan Indien occidental caractérisées par le
pluralisme et l’échange, Diego-Suarez, et ce de manière peut-être encore plus
marquée dû à son enclavement, a toujours présenté de singuliers attributs
cosmopolites et abrita un entrecroisement de cultures propres à cette région du
monde enclin aux circulations. Alors que l’Extrême-Nord de Madagascar était
très peu habité, les Français firent appel à une main-d’œuvre extrêmement
diverse et de toutes les régions de l’empire pour construire la ville :
Kabyles, Indochinois, etc. À côté de cela, des manœuvres, marins, marchands,
maraîchers, marchands, ouvriers, domestiques, pour beaucoup professionnels de
la mobilité et de diverses strates sociales, affluèrent au vu des opportunités
créées par ces nouveaux chantiers et s’y installèrent, la plupart du temps
durablement. Habiter à « Diego », c’était donc vivre dans une ville
où les deux tiers de la population étaient étrangers et côtoyaient des
Malgaches issus de toutes les régions de l’île, des Indiens, des Réunionnais,
des Chinois, des Grecs, des Comoriens, des Somalis, des Yéménites, des Arabes, etc.
Un fameux hôtel de la ville, le « Kimono », était même tenu par un
Japonais ! Il n’est donc pas étonnant que cette escale soit devenue
mythique pour de nombreux marins et que beaucoup se plaisent toujours à y placer
l’utopie pirate égalitaire de Libertalia. Ce brassage inédit fit de la ville le
lieu de production d’une identité urbaine particulière affirmant des droits et
des modes de vie cosmopolites face à diverses violences et ségrégations de tout
genre, et le lieu de création de nouvelles ambiances et imaginaires citadins
grâce à sa grande ouverture maritime au monde. Bien entendu, tout cela fut à
l’origine de tensions constantes entre civils et militaires, qui tentaient tant
bien que mal de gérer une ville ayant tendance à s’agiter.
En quoi cette étude urbaine peut-elle nous renseigner sur d'autres champs historiques qu'ils soient politiques, sociaux, économiques, etc. ?
Si
le port n’a jamais eu d’importants débouchés commerciaux – sa fonction
militaire primant toujours et la concurrence avec d’autres ports étant
indépassable – et que son urbanisme est commun à beaucoup d’autres villes
coloniales, les interactions engendrées par la ville eurent de très importantes
répercussions politiques et sociales à différentes échelles. En effet, étant à
la fois verrou militaire d’envergure et espace d’ouverture et d’interaction
avec l’ailleurs, Diego-Suarez fut une des villes les plus ambivalentes de
l’histoire impériale de la région et ses multiples facettes en firent un lieu
singulier, tout à la fois pôle militaire de premier plan et foyer de mouvements
anticolonialistes malgaches. Pensons, par exemple, au fameux leader
nationaliste Jean Ralaimongo qui grâce à des marins « porteurs de valises »
y faisait circuler tracts et presse. Autre exemple, la mémoire de Francis
Sautron, syndicaliste réunionnais, ancien ouvrier de l’arsenal et premier maire
élu de la ville à l’indépendance, qui est toujours vivace. Ainsi, aussi
paradoxal soit-il, un rapport militaire des années 1950 décrit la ville comme
« un lieu d’anti-Français » dans ce qui devrait pourtant être le
miroir de la métropole. L’ouverture au monde de la cité et de l’île par le
maritime est donc primordiale et nous savons que le bateau a toujours été le
plus grand lieu de fabrication de l’imaginaire, parfaite hétérotopie. Des
navires faisant liaison chaque mois avec la ville permettaient d’accroître le
champ des horizons – l’andafy malgache (pour andafin’ny ranomasina,
« l’au-delà des mers ») – et le réinvestissement de nouvelles
expériences acquises au cours de guerres, d’escales ou de rencontres,
essentielles pour saisir l’histoire politique et sociale du pays mais aussi de
la région puisqu’elles concernèrent nombre de Comoriens et de Réunionnais. Nous
trouvons ainsi trace de marins malgaches aussi bien à Buenos Aires qu’à
Marseille ou Saigon. Si toutes et tous habitent la ville, ils en deviennent également
les porte-paroles et transportent leurs propres compétences et expériences au
loin, sortes d’aventuriers non plus européens mais indianocéaniques, aux
« usages du monde » plus ordinaires. Il ne faut donc plus considérer
la mer comme une surface mais comme un volume, celui d’une multitude
d’expériences, de pratiques et de conceptions ayant un impact direct en ville
et sur l’île. Un dernier exemple emblématique est celui du salegy, genre
musical emblématique du Nord né de ces différents échanges culturels. L’actuel
très célèbre chanteur Eusèbe Jaojoby fit ses débuts à « Diego » dans
les bars militaires, notamment au Saïgonnais qui était surtout fréquenté par
les légionnaires, et en tira une chanson du même nom, elle aussi célèbre,
vantant le fait que ce dancing était « la vraie base stratégique ».
Car, étudier un port, c’est s’intéresser, en plus d’une interface, à une zone de
l’entre-deux. Si Diego-Suarez fut un espace de répression, il fut aussi pour
certain un tremplin et vecteur d’émancipation sociale. Les femmes eurent par
exemple une place obligeant à redéterminer au mieux les frontières de l’intime
en situation coloniale dans une ville dépendante de garnisons militaires et de
zones portuaires, presque exclusivement constituées d’hommes. Ville jamais
étudiée, dont le rôle fut trop souvent minimisé par les historiens et n’ayant
fait l’objet d’aucune étude approfondie, ce travail espère combler l’un des
chaînons manquants de l’historiographie du fait colonial à Madagascar. Au vu de
la complexité de la ville et de ses configurations multiples, rien d’étonnant
que Diego-Suarez demeure un lieu de mémoire régional extrêmement
important à Madagascar et bien au-delà…
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