Tribune. Vendredi 4 octobre, plus de 300 députés et sénateurs de tous bords politiques vont se rendre à Saint-Dié-des-Vosges pour la 30e édition du festival international de géographie (FIG), consacrée aux migrations. Les débats prévus sur le sujet cette semaine au Parlement ayant été reportés aux 7 et 9 octobre, le gouvernement a affrété un TGV pour que les élus puissent écouter plus de 200 spécialistes du sujet. Ceux-ci leur expliqueront notamment que les dispositifs d'ordre répressif ne cessent de l'emporter sur les politiques d'accueil. Tous ne seront pas d'accord. Mais cette démarche mérite d'être saluée comme le signe d'une volonté de réfléchir à des alternatives aux politiques menées par les gouvernements de droite comme de gauche.
Evidemment, tout cela est faux ! Et comme pour d’autres rencontres sur le même thème qui se déroulent ces jeudi et vendredi à Paris («Pour une autre gouvernance des migrations», au Musée national de l’histoire de l’immigration), les parlementaires se compteront sur les doigts d’une main. Pour quelles raisons les bilans et rapports des scientifiques - qui rejoignent en partie ceux établis dans le monde associatif - ne sont-ils pas pris en compte dans les débats et les actions politiques ?
Tout d'abord, parce qu'il est plus facile pour la majorité des élus et membres du gouvernement d'aller principalement dans le sens d'idées communes bien souvent fausses. Depuis 2015, les pays européens seraient, si on les écoute, confrontés à des afflux massifs de migrants. Or, la plupart du temps, les chiffres sont présentés en valeur absolue (plutôt que relative) et de manière décontextualisée et partielle. Dire qu'en 2015, près de 1,3 million demandeurs d'asile sont arrivés dans l'Union européenne, soit plus du double par rapport à 2014, ne produit pas le même effet que de dire que cette augmentation (certes indéniable) représente 0,25 % du nombre d'habitants de l'espace européen. De son côté, Emmanuel Macron préfère répéter les inepties du journaliste Stephen Smith - à savoir que l'immigration africaine va «se ruer» vers l'Europe dans les décennies à venir - plutôt que les travaux de plusieurs scientifiques dont les constats sont bien différents (1).
Au sein des ministères compétents sur ces questions, les travaux des scientifiques sont peu lus, et encore moins pris en compte, car ils seraient «idéologiques». Pour exemple, en 2015, Bernard Cazeneuve, alors ministre de l'Intérieur, avait missionné Jérôme Vignon et Jean Aribaud (respectivement ancien conseiller au secrétariat général de la Commission européenne et ancien préfet) pour mettre en place dans la région de Calais des solutions durables, respectueuses des droits des migrants tout en évitant un phénomène de concentration sur le territoire. Plusieurs scientifiques, représentants d'associations et de diverses institutions (police aux frontières, préfecture, etc.), avaient été conviés aux réunions. Certaines recommandations du rapport auraient pu infléchir les situations inhumaines et dégradantes auxquelles les migrants sont confrontés dans le Calaisis.
Quatre ans plus tard, on constate pourtant que les gouvernements successifs persistent à maintenir des pratiques répressives n’apportant aucune amélioration à la situation. Comme l’a souligné le sociologue Philippe Bezès, les supposées réformes sont généralement placées sous le signe de la répétition voire de la routine, et les 17 réformes législatives du code de l’entrée du séjour des étrangers et du droit d’asile établies depuis 1996 vont dans ce sens (2).
Il suffirait pourtant de parcourir les travaux de nombreux géographes pour changer de regard sur la question. Au-delà de ces visions eurocentrées qui prédominent dans les débats, certains évoquent d'autres migrations dont on ne parle pas ou très peu. Comme la prédominance des flux migratoires entre les pays du Sud sur les migrations allant du sud vers le nord (lire page 22 l'article sur les migrants syriens restés dans la région) ou les migrations qui s'opèrent depuis les pays riches. On peine pourtant à nommer «migrants» ces personnes qui se déplacent.
(1) «Ni invasion ni exode. Regards statistiques sur les migrations d'Afrique subsaharienne», de David Lessault et Cris Beauchemin, in Revue européenne des migrations internationales, 2009/1, vol. 25, pages 163 à 194. Voir aussi François Héran, «La "ruée" d'Africains vers l'Europe, une thèse sans valeur scientifique», Libération du 9 octobre 2018.
(2) «Les hauts fonctionnaires croient-ils à̀leurs mythes ? L'apport des approches cognitives à l'analyse des engagements dans les politiques de réforme de l'Etat», de Philippe Bezès in Revue française de science politique, 2000/2, pages 307 à 332.