Tribune. Même si l'on peut en débusquer partout - ce n'est au demeurant guère difficile tant ils sont nombreux, il arrive même que l'un vous déboule sous les yeux dans un endroit improbable, s'invite à l'improviste en quelque sorte - on découvre les plus beaux et significatifs en arrivant près des villes. Là, ils s'épanouissent, ils prennent leurs aises, une certaine ampleur même ; à l'occasion, ils s'offrent en série, à peine l'un est effacé, hop ! voici un autre qui arrive. Cet été, par exemple, j'en ai vu de bien beaux autour de Brioude et du Puy-en-Velay, en suivant la nationale 102 vers le sud, très jolie route que je conseille à tous les lecteurs - rappelons que chez tout géographe français sommeille un amoureux du Massif central.
Sauf à n’être point automobiliste il semble difficile de n’avoir jamais croisé de rond-point dans ce pays où l’on en compte plus que partout en Europe (entre 40 000 et 50 000 dit-on). Le rond-point est devenu une spécialité nationale, un motif géographique générique. Le dispositif spatial qu’il constitue est immuable : un ensemble de voies qui convergent vers un espace circulaire, avec en son centre un orbe autour duquel tourne la bande de roulement.
Même si l’on peut en trouver des prémices dans l’histoire, le véritable rond-point à la française accède à la dignité d’emblème territorial à partir des années 80. En 1983, l’Etat entérine un changement fondamental : le principe de priorité aux véhicules engagés. Jusque-là simple variante d’un croisement d’axes de circulation, tant que la règle de la priorité à droite fut maintenue, il devient caractéristique d’une société qui se périurbanise intensément. Avec l’obtention par les maires du pouvoir d’attribuer les permis de construire, suite aux lois de décentralisation, on assiste à un emballement de la périphérisation des habitants et des activités autour des centres urbains, même si ce processus avait débuté bien avant.
A mesure que se constituèrent nos fameuses «entrées de ville», les ronds-points, avec la bénédiction des pouvoirs publics et l'approbation des ingénieurs, se multiplièrent, malgré les coûts de leur implantation. Et la France se para en quelques années non pas comme jadis d'un «blanc manteau d'églises» mais d'un immense chapelet de giratoires qui signifiait qu'un nouvel ordre du territoire s'imposait !
Le rond-point est devenu la signature de la périurbanisation en profondeur du pays, de la diffusion générale des espaces poreux et peu denses du pavillonnaire individuel. Une condition périurbaine s’est installée et le rond-point en est un des fétiches, omniprésent, qui entretient avec le pavillon, l’automobile et le centre commercial ou d’activités installé en périphérie une relation de consubstantialité : où que l’on porte les yeux, on trouve ces quatre réalités appariées.
Connecteur qui permet aux habitants de commuter au quotidien entre les différents espaces qu’il joint, le giratoire assure l’accès à toutes les implantations périphériques des aires urbanisées (métropolisées ou pas) qui sont devenues indispensables aux fonctionnements quotidiens, du travail aux courses en passant par les loisirs. Dans ce cadre, il faut que tout circule au mieux, et voilà que se révèle la grande force du rond-point, qui ne constitue pas un carrefour ordinaire. Un carrefour, on s’y croise, on s’y télescope possiblement, car des lignes de trajets et de vitesse sont en intersection, il y entre du jeu de puissance et d’intimidation. Tout cela crée du danger et des encombrements. Alors que dans un rond-point le véhicule s’inscrit en douceur, on y roule en s’incluant dans un mouvement continu, on y trouve sa place comme un danseur dans son ballet et la chorégraphie des automobiles y met en scène la fluidité des flux. La sécurité en sort grandie et la rapidité servie.
Espace emblématique de la société périurbaine des mitoyens, on s’y frôle, on glisse, on s’évite, on tangeante, on est «à côté de», pas vraiment «avec», on ne stationne pas, on ne se lie pas. C’est dire que les gilets jaunes ont en quelque sorte emprunté les giratoires à contresens ! S’ils les ont investis, c’est qu’ils connaissaient leur importance par le simple fait qu’ils les utilisent sans cesse. Ils les ont subvertis. Là où le passage des anonymes mobiles régnait en maître, on a substitué la prise de place et installé des périmètres d’arrêts, d’interconnaissance et de palabres et même, souvent, de campement durable. La logique spatiale s’est inversée. Ainsi on a observé, un peu incrédule, des mitoyens se transformer en concitoyens d’étranges communautés politiques éphémères, une constellation de micro-lieux, différents mais connectés, où l’on pouvait se réapproprier la parole. Sur chaque rond-point occupé, alors que les voitures et leurs conducteurs continuaient de tourner et souvent de saluer les «résidents» du moment, s’est implanté un genre de camping improvisé, inspiré autant du cabanon du bord de mer que du campement de Roms ou de réfugiés (drôle de cousinage, si l’on réfléchit bien), un bazar hétéroclite dans une ambiance de fête de famille mal fagotée.
Les centres des ronds-points se sont parés ainsi d’un bric-à- brac qui, dans une certaine mesure, n’a fait que reprendre en la déportant légèrement une tradition bien française qui consiste à orner le mitan du giratoire. En effet, ce cercle vide, visible de partout et sans usage, s’est imposé comme un terrain de prédilection pour des implantations diverses, variées et fréquemment rocambolesques, financées avec frénésie par des édiles en quête d’affirmation de leurs territoires et réalisées par des artistes du crû - imagine-t-on -, ou des spécialistes d’un nouvel art public. Ici des saynètes ruralo-agricoles, là des allégories dont on peine à trouver le sens, ailleurs l’affirmation péremptoire du dynamisme exceptionnel de la contrée traversée, ailleurs un jardin, une œuvre rustico-conceptuelle, une pseudo-ruine voulant faire référence à un patrimoine glorieux, j’en passe. La France s’est couverte d’une invraisemblable bimbeloterie pittoresque qui finit par constituer une trame de fond des espaces et des paysages, qu’on ne peut pas éviter et qui nous accompagne désormais, au jour le jour, dans nos vies de co-habitants de la république périurbaine.