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Libération
Libé des géographes

Pluie noire

par Michel BUSSI, Ecrivain, géographe, université de Rouen
publié le 2 octobre 2019 à 20h26

On le savait avant que Lubrizol ne crache son nuage noir, la géographie rouennaise présente une étrange particularité. Certes, les usines les plus polluantes, les plus dangereuses, les fameuses classées Seveso, sont situées sur la rive sud de la Seine, la rive populaire, ouvrière, 200 000 habitants intégralement administrés par un chapelet de maires de gauche, encore assez souvent communistes, mais la fumée qui sort des cheminées, et tout autant d’ailleurs des pots d’échappement, est presque systématiquement poussée vers la rive droite et les plateaux Nord. L’incendie de Lubrizol en a fourni un spectaculaire exemple. La majorité de la rive Sud, pourtant située à proximité du couloir industriel, a été largement épargnée par le nuage et ses conséquences. A l’inverse, le centre-ville historique, et sa périphérie résidentielle Nord et Est ont subi frontalement le passage du nuage.

On a coutume de dire que Rouen est une cuvette, un pot de chambre diront les plus incommodés. Or, le site de Rouen est un amphithéâtre, composé d'une rive convexe (urbanisée pour l'essentiel à partir de la révolution industrielle au XIXe siècle) et d'une autre concave, où s'est implanté le centre historique, puis les quartiers pavillonnaires les plus huppés, bénéficiant de la vue panoramique, de l'ensoleillement et de l'éloignement des principales industries.

Si l’agglomération de Rouen, à l’inverse de celle du Havre, a toujours eu la réputation de sous-estimer le risque d’accident industriel, voire de le nier, c’est sans doute parce que les riverains des principaux sites sensibles en étaient les salariés, et que les couches sociales possédant la fibre écologiste la plus affirmée s’en pensaient protégés. Les protestations, les manifestations, la défiance qui ne cessent de prendre de l’ampleur à Rouen depuis l’incendie, au-delà des questions sanitaires qui n’ont pas encore trouvé de réponses, peuvent donc être analysées à travers une lecture géopolitique de l’agglomération. Les voix réclamant la fermeture des usines classées Seveso, ou a minima leur exil loin du cœur de l’agglomération, appartiennent pour beaucoup à des opinions métropolitaines pour qui la ville ne peut désormais qu’être durable et verte. Rouen, par la reconquête de ses quais de Seine, la mise en tourisme de son centre-ville médiéval exceptionnel, sa ceinture forestière unique, a opéré sa mue. Ou du moins croyait l’avoir fait. La pluie noire de Lubrizol vient brutalement rappeler que dans cette ville, comme dans la plupart des autres agglomérations, plusieurs environnements cohabitent. Les théories qui visent à scinder la France entre des métropoles qui gagnent et des périphéries qui grognent oublient de préciser qu’au sein des métropoles elles-mêmes, les espaces sont fortement fragmentés. Il y existe aussi des quartiers qui fument, qui brûlent, dans des foyers clairement circonscrits et une indifférence plutôt générale… Sauf quand une pluie noire s’en échappe.