C’était le temps ou les Français adoraient le combat politique (les audiences des émissions dédiées en témoignaient), respectaient le pouvoir, prenaient leur vote au sérieux, adulaient les champions de leur camp, croyaient même aux pouvoirs des idées et à la magie des projets de société. C’était un autre siècle. François Mitterrand et Jacques Chirac l’incarnaient comme personne, chacun à sa manière, chacun avec son armée de militants.
A cette époque, la conquête du pouvoir s’arrachait à la fin d’une longue odyssée. Pour l’homme de Latche comme pour le maire de Paris, ce n’est qu’à la troisième tentative que les portes du palais de l’Elysée se sont ouvertes : 1965, 1974, 1981 pour François Mitterrand, 1981, 1988, 1995 pour Jacques Chirac. On ne pouvait décrocher le graal présidentiel qu’à l’issue d’interminables campagnes où il fallait sillonner la France, la labourer et planter durant des décennies pour enfin récolter. Il fallait visiter chaque canton, humer chaque climat. On terminait vainqueur ou vaincu, couturé de cicatrices, arborant les stigmates des échecs et les séquelles des fautes, épuisé et reconnu.
On devait aussi bénéficier de racines solides. On cumulait sans états d'âme les mandats et les charges. François Mitterrand alignait la mairie de Château-Chinon, la présidence du conseil général de la Nièvre, des mandats de député, de sénateur, onze maroquins ministériels sous la IVe République, la présidence de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS), puis la direction du PS. Jacques Chirac affichait ses mandats de député, la mairie de Paris, la présidence de deux conseils généraux (Corrèze et Paris), plus la présidence du RPR. Autour d'eux, Jean Lecanuet et Pierre Mauroy, Gaston Defferre, plus tard Alain Juppé, marchaient du même pas. Pour devenir le monarque républicain, il s'imposait d'avoir été le suzerain d'une province ou d'un département, de détenir des fiefs inexpugnables comme autant de camps de base. On avait de la glaise à ses sabots, des milliers de nuits blanches et de voyages inconfortables en compte. On souffrait pour gagner. On sacrifiait loisir et famille. On entrait en politique comme on entrait en religion. Pour ces hommes-là, il n'y avait ni territoires oubliés,0 ni France périphérique.
Bien sûr, il fallait aussi contrôler un parti à sa dévotion, un parti d’alternance, un parti de gouvernement. On l’investissait de haute lutte. On devait s’attacher la fidélité des militants, arracher l’appui des élus. Il était nécessaire de combattre des minorités au sein de son propre camp, des minorités pugnaces, des rivaux belliqueux, ici Michel Rocard ou Jean-Pierre Chevènement, là les rénovateurs, Charles Pasqua, Philippe Séguin et surtout Edouard Balladur. Le contrôle de la machine décidait de beaucoup. On feignait pieusement d’ignorer les sources de financement. On devait faire ses armes au Parlement, puis s’imposer à la radio et à la télévision, se construire une image, devenir un visage familier, séduire ses sympathisants, impressionner ses adversaires. Il était indispensable d’avoir des alliés pour mieux les réduire peu à peu. Nécessaires pour espérer annoncer une vocation majoritaire, importuns s’ils n’apparaissaient pas bien vite comme de simples forces d’appoint : ce fut la triste destinée du Parti communiste ou des Radicaux de gauche pour l’un, des centristes et de l’UDF pour l’autre. Les règles étaient connues, les étapes étaient balisées, les destins se formaient lentement. On passait chaque haie ou bien on avait plus qu’à jouer les brillants seconds.
Tout cela appartient désormais à l'histoire, à cette France du XXe siècle qui s'éloigne si vite. Le retour d'affection et de popularité dont a bénéficié Jacques Chirac durant sa retraite, jusqu'au seuil de sa mort, se décline en réalité sur le registre d'un passé mythifié, d'une nostalgie redessinée. Regret d'une période où les vifs affrontements n'entamaient pas vraiment l'unité nationale. Spleen d'une époque où l'on bataillait sans haïr, ou l'on estimait encore les protagonistes. L'attention de Jacques Chirac pour les Français modestes, si peu de droite, l'immense culture conservatrice de François Mitterrand, l'indépendance d'esprit d'un Raymond Barre ou d'un Jacques Delors marquaient les bornes de la détestation et du manichéisme. Le nouveau monde a déchiqueté, mis en pièces cette politique structurée. La démocratie d'opinion a triomphé, portée par les crises, excitée par les extrémismes, jumelée avec les réseaux sociaux, enflammée par l'information continue. Le prestige s'est effondré, la crise des vocations de qualité s'est déclarée. La politique se décline sur l'air du mépris. La religion de la transparence réduit les individus à leur «misérable petit tas de secrets». C'est le temps du ressentiment et de l'amertume, de l'inconstance et de la fragilité, de la violence et de l'intolérance. L'ère de l'éphémère et de la désillusion, des grandes peurs et du conspirationnisme. Complots, déclinisme, apocalypse : après coup, Jacques Chirac semble presque rassurant.