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Interview

François Gemenne : «L’anthropocène nous oblige à regarder plus loin que nos frontières et plus loin dans le temps»

A l'ère de l'anthropocènedossier
Dans un «Atlas de l’anthropocène», le chercheur François Gemenne illustre les dégradations subies par la planète et la nécessité d’une approche globale liant étroitement lois physiques et implications sociale. Au-delà d’une lecture géologique soulignant l’empreinte de l’humain sur la Terre, le concept comporte pour lui un aspect politique.
publié le 6 octobre 2019 à 17h06

Comment dépasser l'état de sidération ressenti devant les incendies de la forêt amazonienne cet été ? Le spécialiste des questions de géopolitique de l'environnement, François Gemenne, souligne que ces incendies avaient, comme toutes les destructions environnementales, des origines profondément politiques. Plus qu'un constat d'impuissance, le chercheur, également membre du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), y voit la preuve qu'il existe des solutions. Il vient de publier, avec le docteur en écologie Aleksandar Rankovic et l'Atelier de cartographie de Sciences-Po, un Atlas de l'anthropocène aux Presses de Sciences-Po. Postfacé par Bruno Latour, cet atlas dessine la globalité et les interactions des dégradations subies par la planète. Contrairement à des approches spécifiques, cet objet global est un excellent moyen d'illustrer le concept, mouvant parce qu'encore récent, de l'anthropocène.

Quelle définition donneriez-vous de l’anthropocène ?

C’est en effet un concept encore en évolution. Il y a deux lectures possibles. Une première lecture géologique : on considère que c’est une nouvelle période géologique durant laquelle l’être humain est le principal facteur de transformation de la planète.

Mais il y a aussi une lecture politique. Et quelle que soit l’acception du terme, c’est de toute façon un concept très puissant politiquement car il nous dit qu’il n’est plus possible de séparer la Terre et le monde. Toutes nos sociétés sont organisées sur le principe suivant lequel la Terre est régie par les lois physiques et le monde par les lois des sciences sociales. Comme si finalement la Terre ne servait que de décor aux interactions et à la vie du monde. Alors que selon le concept de l’anthropocène les deux ne forment qu’une seule et même entité. Nous ne pouvons plus faire de politique internationale entre nations sans tenir compte de ce fait, mais penser de façon globale. Cette frontière presque étanche entre les sciences sociales d’un côté et les sciences dures de l’autre n’a plus lieu d’être. Nous nous retrouvons avec des dirigeants qui n’ont pas assez de savoir scientifique et avec des scientifiques qui ne maîtrisent pas toujours les implications sociales et politiques de leurs recherches, ni le mode de prise de décision. C’est ce décalage qui donne l’impression d’une «crise écologique». Alors que ce n’est pas une «crise», qui est par nature éphémère : cela ne va pas prendre fin demain ou dans cinq ans, les transformations que nous avons imposées à l’environnement sont durables et largement irréversibles. C’est le sens de l’anthropocène.

Quand est-on entré dans cette nouvelle ère ?

Géologiquement, il y a plusieurs datations possibles : on peut citer la sédentarisation des agriculteurs, la découverte du Nouveau Monde qui a entraîné un mélange des populations à l’échelle globale ou l’avènement de la révolution industrielle et plus récemment la dispersion de particules radioactives dans l’atmosphère.

Et de façon strictement politique, l’anthropocène commence dès le moment où nous prenons conscience des dégradations que nous infligeons à l’environnement, et que notre histoire de l’humanité est conditionnée par celle de la Terre.

S'il faut donner une date officielle ou ponctuelle à cette prise de conscience, on pourrait prendre la publication du rapport Meadows en 1972, mais des économistes de la fin du XIXe siècle évoquent déjà ces pistes de réflexion qui se formulent de façon plus claire dès le début des années 70.

Dans cet atlas qui permet de mieux cerner l’aspect global de cette nouvelle ère, il n’est pas seulement question de réchauffement climatique…

Non, tout est lié, de l'état des sols à la perte en biodiversité. Il est normal et souhaitable que l'environnement prenne de plus en plus de place dans le débat public et dans les médias, mais malheureusement, ces diverses questions sont souvent traitées par sujets sans qu'on souligne l'aspect systémique de l'ensemble de ces changements. L'Atlas… permet d'envisager cet angle systémique et surtout de le rendre évident. Tous ces changements dépendent les uns des autres. On le voit dans les incendies de la forêt amazonienne, les enjeux sont multiples : ils concernent aussi bien le climat, la biodiversité, l'agriculture, les populations amérindiennes, le commerce… Et très vite, il est question de gouvernance mondiale et de souveraineté nationale. Cet atlas doit aussi nous amener à nous interroger sur notre propre place dans ce système.

L’urgence du réchauffement climatique n’occulte-t-il pas les autres aspects de l’anthropocène ?

Il est normal que nous nous focalisions sur le climat, d’une part parce qu’il a un aspect très matriciel et d’autre part parce que le changement est déjà là et de façon évidente pour une partie de la population de la planète. De plus, concernant ce dérèglement, nous disposons déjà de tout un panel d’outils. Il y a le Giec et ses rapports, nous organisons déjà des sommets internationaux. Sur d’autres sujets, le modèle de gouvernance est encore loin d’être aussi global et organisé. On le voit sur les questions de biodiversité, on avance moins vite car les enjeux de souveraineté nationale sont encore très forts. Certaines dégradations sont aussi plus sournoises, plus silencieuses : nous ne les prendrons en compte que quand elles auront un impact sur notre mode de vie. Le grand public est déjà conscient en grande partie qu’il se passe quelque chose sur le climat, la pollution des sols est par exemple moins apparente.

Les prises de conscience de la société civile sont souvent en avance sur les décisions politiques effectives ?

Le monde politique semble encore prisonnier des impératifs de l’ancien monde et de certains lobbys, il est à la remorque de l’opinion publique et surtout de la jeunesse. Cela entraîne une crise démocratique. On vient encore de le voir lors des dernières manifestations pour le climat.

Mais même dans la société civile, il reste aussi une part de déni, comme un frein comportemental ?

Je dirais que paradoxalement, c’est une bonne chose. Il y a cinq ou sept ans, il y avait bien sûr des climatosceptiques mais il y avait une sorte de consensus sur la nécessité de sauver la planète. Cette unanimité venait du fait que les mots d’ordre étaient très abstraits, nous n’étions pas entrés dans le vif du sujet. Personne ne se rendait vraiment compte des changements de mode de vie que cela impliquait. C’était une sorte d’incantation générale, comme souhaiter la paix dans le monde. Je trouve sain que ces choix politiques qui se présentent aujourd’hui fassent l’objet de débats contradictoires. Même au sein de la mouvance écologiste, tout le monde n’est pas d’accord : la question de la nécessité de sortir ou non du capitalisme se pose. On constate les mêmes divergences au sein de la jeunesse, certains mouvements, comme Extinction Rebellion, sont plus radicaux que d’autres tels que Youth for Climate. C’est aussi pour cette raison qu’il est difficile pour un parti de représenter le courant écologiste, qui est logiquement protéiforme.

Les élections de Trump ou de Bolsonaro ne sont-elles pas le signe d’un regain de climatoscepticisme et de populisme ?

Ces prises de conscience entraînent forcément un regain des climatosceptiques, cela me paraît logique. Pour mieux s’opposer aux mesures politiques, les climatosceptiques vont bien sûr s’attaquer aux conclusions scientifiques sur lesquelles ces mesures reposent. Non seulement on assiste à une recrudescence des populismes, mais aussi des nationalismes. Nous sommes dans une sorte de fuite en avant à la fois sur le court terme mais aussi sur des intérêts qui sont limités aux frontières nationales. Les discours de Trump, («America First»), ou de Bolsonaro (la souveraineté du Brésil sur la forêt amazonienne) sont la preuve de cette montée du nationalisme, qui selon moi est la pire menace pesant sur l’environnement.

Sans regarder jusqu’au Brésil, la France, même si elle respectait ses engagements sur les émissions de gaz à effet de serre - ce qui n’est pas le cas -, ne fait pas assez pour qu’on soit mondialement dans les clous. Un pays occidental ne doit plus seulement s’en tenir à des engagements nationaux mais doit aussi se demander comment il peut aider d’autres Etats à progresser dans le même sens, ou à s’adapter aux impacts du changement climatique. Un pays comme la France doit s’interroger sur les agissements de ses nombreuses multinationales à l’étranger. Pourquoi n’auraient-elles pas les mêmes obligations en Afrique qu’en Europe ?

Il faudrait pouvoir voter à l’échelle mondiale ?

La difficulté de la question de l’anthropocène est qu’elle nous oblige à penser au-delà de nos frontières nationales. Nous devons maintenant nous concevoir en tant que Terriens plutôt que comme Américains, Français ou Brésiliens. La condition anthropocène nous oblige à regarder plus loin, plus loin que nos frontières, mais aussi plus loin dans le temps : quelle planète laissons-nous aux générations suivantes ? Il n’y a plus de place pour le court-termisme.

Vous consacrez un chapitre aux seuils de rupture. Certains sont-ils déjà franchis ?

Les premiers sont les seuils de rupture écologique. Le Bangladesh est régulièrement sous l’eau, il y a déjà des migrants climatiques, comme ces jeunes d’Afrique de l’Ouest qui débarquent en Europe. Il faudrait juste les reconnaître comme tels. Mais nous préférons ne pas les voir et parler de migrations économiques. La présentation classique selon laquelle il nous reste dix ans ou cinq ans pour agir est un peu courte. C’est une vision très occidentale, dans beaucoup de régions du monde elle est déjà obsolète. Les Européens sont encore relativement épargnés par les changements climatiques. Leur feuille de paie reste la même à la fin du mois. Mais pour une majorité de la population sur la planète, économie et environnement sont déjà liés. En ce qui concerne les écosystèmes, le seuil de rupture le plus menaçant me semble être la fonte du permafrost. Celle-ci va libérer une quantité phénoménale de méthane qui a un pouvoir de réchauffement de l’atmosphère 23 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone. Il y a aussi un risque important de libération de bactéries. Les déchets sont aussi très inquiétants, il faut savoir que les «continents» de plastique sont visibles mais qu’ils ne sont que la partie émergée de l’iceberg, il y en a encore plus en profondeur. Les grands fonds sous-marins sont envahis de particules de plastique. Nous n’en sommes plus à nous interroger comment, dans une voiture lancée à grande vitesse, éviter une sortie de route, nous sommes déjà sortis de la route et nous devons juste essayer de limiter le nombre de tonneaux.

Vous distinguez également des seuils de rupture sociopolitique ?

Nous sommes encore dans une logique uniquement réactive, nous attendons la crise humanitaire pour agir ou, mieux, pour changer de fonctionnement. Les nationalistes et les populistes ont déjà compris tout le bénéfice électoral qu’ils pouvaient récolter dans le pourrissement de ces situations, en instrumentalisant la question des migrations environnementales. Les ruptures sociopolitiques, contrairement aux seuils de rupture écologique, sont difficiles à modéliser, on ne sait jamais à quel moment ils vont se produire.

Quelles sont les solutions selon vous ?

Elles sont multiples. D’abord le bulletin de vote, même si nous vivons une crise de la démocratie représentative. Les outils des luttes sociales tels que les grèves et les manifestations sont aussi un levier d’action, surtout si elles sont internationales. Etre un consommateur éclairé est important, mais cela ne suffit pas. Il faut être aussi un citoyen. En plus de consommer bio, de limiter nos propres émissions, il faut surtout agir collectivement. On peut choisir une banque qui ne subventionne pas principalement les multinationales, surtout celles qui interviennent dans le domaine des énergies fossiles. Idem pour les droits d’inscription de certaines grandes écoles, comme le dénoncent déjà les étudiants. L’environnement doit être l’outil matriciel des programmes politiques.

Nous devons réfléchir aussi à un retour du cosmopolitisme. Si une sortie du capitalisme est peut-être trop longue à mettre en place vu le temps qui nous reste pour agir, une réforme des marchés est indispensable, on ne peut pas continuer dans cette logique de profits à court terme. Il faut des mesures très pragmatiques et rapides à mettre en œuvre. Au niveau international, les sommets et les rapports scientifiques restent absolument nécessaires. Mais des rapports plus mobilisateurs seraient nécessaires : qui mettent davantage l’accent sur l’aspect positif de la lutte contre le réchauffement climatique plutôt que sur l’aspect catastrophiste. Il faut créer un nouveau récit, savoir montrer ce vers quoi on veut aller plutôt que ce à quoi on doit échapper, c’est le meilleur moyen de faire accepter les contraintes à venir.