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Libération
Chronique «La cité des livres»

Le populisme contre le peuple

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Selon le journaliste du «Figaro» Alexandre Devecchio, le populisme ne menace pas la démocratie mais lui donne une chance de renouvellement par de nouveaux mouvements populaires et des référendums. Une thèse argumentée, mais très contestable.
publié le 8 octobre 2019 à 18h41

Il est toujours intéressant de connaître l'idéologie de l'adversaire, ne serait-ce que pour la réfuter. Telle est l'utilité, vu d'en face, du livre d'Alexandre Devecchio, journaliste aux pages Débats du Figaro et du Figaro Magazine, responsable du site de discussion des mêmes journaux, Figarovox. Sur le populisme, phénomène qui a bouleversé la vie politique de tant de démocraties, il livre une thèse orientée, mais argumentée et clairement exprimée.

Résumons-la : depuis une vingtaine d'années, la mondialisation a suscité l'angoisse et la colère d'une grande partie des classes moyennes et populaires des pays les plus développés. Atteintes dans leurs intérêts et leurs espoirs par la stagnation du pouvoir d'achat et la concurrence internationale, touchées plus que d'autres par la désindustrialisation et les délocalisations, déstabilisées dans leurs repères culturels par l'ouverture au monde, le bouleversement des mœurs et la montée des migrations, elles ont abandonné les partis traditionnels de droite et de gauche pour se tourner vers de nouveaux leaders, étrangers au monde politique, forts en gueule, qui leur tiennent un langage direct et simple qui exprime leurs inquiétudes et leurs frustrations. Parallèlement, les élites, branchées sur le monde, ont fait dissidence, vivant à part et adoptant un mode de vie ouvert et multiculturel, concentrées par le prix de l'immobilier au centre de villes-mondes connectées à la planète, laissant de côté la masse des ouvriers et des employés qui affrontent sans grande défense les inconvénients - ou les tares - de la société libérale. Compliquée, obscure, déléguée à des instances non élues d'experts, de cours internationales, d'institutions financières hors-sol, une «démocratie sans le peuple» tend à s'instaurer, respectueuse des libertés publiques mais coupée des classes populaires autochtones, qui voient leur souveraineté de principe leur échapper au profit de «ceux d'en haut». Une nouvelle fracture politique se met en place entre les «somewhere» (ceux qui vivent enracinés dans leur pays ou leur région) et les «anywhere» (ceux qui évoluent libres de toute attache dans un monde mondial). Cette césure déclasse l'antagonisme droite-gauche et nourrit l'opposition entre partis populistes, adeptes d'une souveraineté restaurée à l'intérieur de frontières rétablies, et partis traditionnels adeptes de la construction européenne, de l'ouverture des frontières, du libre-échange en économie et du multilatéralisme en politique extérieure. Les distinctions classiques s'inversent : «Les pauvres de la périphérie votent à droite et les riches urbains à gauche.» L'immigration, qui alimente le spectre d'une société divisée en communautés rivales, est le point focal sur lequel se cristallisent toutes les méfiances et toutes les intolérances. Ainsi le populisme, selon Devecchio, ne menace pas la démocratie mais lui donne une perspective de renouvellement par des procédures de consultation directe (référendum, mouvements populaires) à l'intérieur de nations souveraines fondées sur l'identité traditionnelle, qui refusent «l'invasion migratoire» et vénèrent leur héritage patrimonial.

Une partie de cette analyse repose sur de bien réelles difficultés. On la retrouve d’ailleurs (phobie de l’immigration exceptée) dans une partie de la gauche. La sécession des élites est un thème transpartisan, de même que le délaissement des classes populaires ou les excès des politiques orthodoxes si prisées dans l’establishment financier ou dans les instances européennes. Quant à l’immigration, on peut très bien s’en tenir à une politique d’accueil (organisée) tout en reconnaissant que le populisme s’en nourrit et que les facteurs sociaux et économiques ne sont pas les seules matrices du vote pour l’extrême droite. Sans le recours à des facteurs culturels, comment expliquer l’apparition de partis nationaux-populistes dans les pays plus prospères et plus égalitaires de Scandinavie et leur relative absence en Espagne ou au Portugal, pourtant sévèrement touchés par la crise ?

Les failles de l’analyse résident surtout dans la trop facile indulgence de Devecchio envers le discours et l’action des partis populistes. L’obsession anti-immigrés favorise, encourage, légitime les penchants xénophobes à l’œuvre dans de nombreux pays. Le libre-échange total est critiquable. Mais le protectionnisme à la Trump déstabilise l’économie mondiale, renchérit les produits achetés par les classes populaires, menace les travailleurs des entreprises exportatrices, réveille le danger d’une guerre commerciale généralisée, néfaste pour tout le monde. L’Europe n’est pas ce monstre illégitime qu’on décrit à loisir et dont les peuples ne voudraient plus. Les partis pro-européens restent largement majoritaires en Europe, comme l’a montré le dernier scrutin européen. Le peuple, justement, se méfie d’un éventuel démantèlement de l’Union, et des leaders aussi hostiles que Salvini ou Marine Le Pen ne proposent pas d’en sortir.

Les mouvements populistes d’aujourd’hui ne sont pas les partis fascistes d’hier, certes. Mais leurs penchants autoritaires sont patents, comme en Hongrie ou en Pologne, et les politiques migratoires qu’ils proposent jettent par-dessus les moulins la tradition de respect du droit et de la dignité des étrangers qui est une des bases de la culture démocratique. Les leaders populistes, censés, selon Devecchio, réinventer la démocratie, s’affranchissent des lois plus qu’à leur tour, tel le parti nationaliste autrichien, qui vient d’en payer le prix électoral, Johnson en Grande-Bretagne, qui viole la tradition parlementaire, ou Trump aux Etats-Unis, en butte à une procédure de destitution. On en vient à opposer souveraineté populaire et droits humains, ce qui est la négation même des régimes de liberté. L’identité nationale, réalité indiscutable, doit-elle remplacer les valeurs d’égalité et d’équilibres des pouvoirs ? C’est la route de la tyrannie. En faisant le procès de la Révolution française et en caressant l’idée d’une guerre civile européenne avec l’islam, Eric Zemmour ne dit-il pas tout haut ce que tant de responsables populistes pensent tout bas ? En un mot, la reconquête des classes populaires est la condition de toute victoire du camp progressiste, impératif que les élites - et la gauche - seraient avisées de prendre en compte. Mais leur fourvoiement dans la rhétorique nationaliste accroît les tensions mondiales, augmente les risques autoritaires et laisse le champ libre à une démagogie sans frein qui se retournera contre le peuple.