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Libération
Le «Libé» des historien·ne·s

De Louis XVI à Rouen, l’émotion méprisée

Face aux questions et à l’inquiétude suscitées par l’incendie de l’usine Lubrizol, la classe politique a répondu par un discours technicisant qui condamne l’émoi de la population. Un procédé répété dans l’histoire, qui fait passer l’affect comme un élément irrationnel du peuple et qui occulte son caractère mobilisateur.
L’incendie à l’usine Lubrizol, le 26 septembre à Rouen. (Photo Jean-Baptiste Darasco)
par Déborah Cohen, maîtresse de conférences en histoire moderne, université de Rouen-Normandie
publié le 9 octobre 2019 à 19h16

Le 3 octobre, la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, a assuré que si elle avait habité Rouen près de l'usine chimique Lubrizol, elle «serai[t] restée» : «Parce que, affirme-t-elle, je suis quelqu'un d'un peu rationnel, j'essaie de faire confiance dans (sic) les gens qui savent, ce sont des experts.» Ainsi donc, les habitants qui, quand ils en avaient la possibilité, sont partis, ceux qui sont restés dans la peur, ceux qui ont manifesté mardi et le 1er octobre pour dire leurs inquiétudes, leur colère et leur défiance face aux déclarations des diverses institutions, tous se trouvent renvoyés à des formes supposées d'irrationalité.

«Ambiance de psychose»

Depuis le début de la séquence ouverte le 26 septembre par l'incendie qui a réduit en fumée entre 5 000 et 9 000 tonnes de produits chimiques divers, et malgré l'absence de prélèvements et d'analyses scientifiquement encadrées (ou du moins, l'absence de publication des données qui en aurait résulté), les différents membres du gouvernement qui se sont exprimés, la préfecture, des députés, la mairie de Rouen, les représentants des institutions scolaires et universitaires, tous ont livré un discours froid, supposément informé et rationnel, pour rassurer des Rouennais ainsi désignés comme livrés à des émotions infondées. «Il y a une ambiance de psychose», a même osé Damien Adam (député de Seine-Maritime, LREM) ; «Les gens sont dans l'irrationnel intégral», a renchéri son collègue François Patriat. Les gouvernants et la politique seraient du côté de la raison informée et technicienne, capables de décider pour le bien public en s'appuyant sur une expertise tandis que le peuple ne réagirait qu'en fonction d'émotions inconsidérées.

Le gouvernement, c'est la tête pensante ; la population, c'est le corps livré aux affects. Loin d'être une forme de réponse particulière à ce type d'événement impliquant des mesures et des savoirs liés aux sciences physico-chimiques, cette autodéfinition des politiques comme étant ceux qui savent est typique de la technologie de pouvoir qui s'est inventée en Europe depuis le XVIIIe siècle. Ainsi en 1775, le roi Louis XVI avait-il marqué, en marge d'une lettre de Turgot, qu'il n'y avait «nulle espèce de raison» dans les émeutes par lesquelles le peuple manifestait son opposition à des édits qui avaient libéralisé le prix du pain et conduit à son augmentation vertigineuse.

Certitudes des experts

Du haut de leur supposé savoir économique qui leur assurait que la liberté des prix était la clé du progrès pour tous, les gouvernants repoussaient un peuple qui mettait en avant son ressenti, la faim. Et puisqu'aujourd'hui l'industrie chimique fait partie d'un système productiviste supposé être source de progrès et de bonheur, aucun ressenti ne peut venir imposer ses doutes à cette évidence : que les gorges grattent, que les yeux piquent, que les peaux se marquettent de taches rouges, toutes ces évidences concrètes très simples, ces faits offerts aux sens de tout un chacun, doivent céder devant l'affirmation des experts mandatés par le gouvernement, comme la faim du peuple au XVIIIe siècle ne pouvait peser face aux certitudes des experts du libéralisme naissant.

Mais, loin d’être irrationnelle et apolitique ainsi qu’on essaie de nous le faire croire, l’émotion est profondément productrice de savoirs et de mobilisations. C’est en s’appuyant sur l’évidence de sa faim que le peuple de 1775 a osé, à grande échelle, défier la politique royale, affirmer un autre modèle économique et organiser les plus grandes émeutes du siècle avant la Révolution. C’est en s’appuyant sur les suies de leurs jardins et les maux de tête de leurs enfants que les habitants et habitantes de Rouen sont en train d’entrer dans un processus qui n’est pas seulement de défiance face au pouvoir, mais de connaissance fine des mécanismes chimiques et des coulisses des politiques industrielles.

Le Collectif Lubrizol, l’association Rouen respire, Rouen-XR (Extinction Rebellion), les syndicats ont vu affluer ceux à qui la peur, loin de les paralyser, a ouvert de nouveaux horizons de compréhension et d’action. Ici et là, la capacité du pouvoir à régler nos conduites est mise en défaut : des fonctionnaires exercent leur droit de retrait, des médecins annulent des rendez-vous pour aller manifester, des enfants ne sont plus envoyés à l’école, des citoyens décident de faire eux-mêmes ces analyses qui fondent supposément le savoir gouvernemental… Ici et là s’invente du politique contre la logique technicisante en cours. Mais, peut-être la peur n’est-elle pas encore assez forte…

Toxicité : le flou persiste

La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, s'est à nouveau montrée rassurante, mercredi : certes, des taux de dioxine «plus importants que la normale» ont été relevés le jour de l'incendie de l'usine Lubrizol à Préaux, à 15 kilomètres de Rouen, «mais ça reste […] en dessous des seuils admis de toxicité». Et la ministre d'assurer que «la totalité des résultats» d'analyse dont le gouvernement dispose «seront rendus public et clairement expliqués». Pas sûr que cela suffise à rassurer. D'autant que le flou persiste quant à la quantité et la nature des produits qui ont brûlé. Si l'incendie a détruit 5 253 tonnes de produits chimiques chez Lubrizol, il a aussi touché trois entrepôts de son voisin Normandie Logistique (NL), qui stockait 9 050 tonnes de produits sur son site, dont 4 157 tonnes de produits Lubrizol et 139 tonnes de produits Total. Or NL n'a toujours pas précisé lesquels avaient brûlé.

Coralie Schaub