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Libération
Le «Libé» des historien.ne.s

Gens du voyage : l’heure des réparations

Sortie de l’oubli, la montre de Bitchika Gorgan, rescapé des camps, renvoie aux biens spoliés lors des arrestations des nomades pendant la Seconde Guerre mondiale, jamais rendus.
Bitchika Gorgan, mort en 2004, n’a jamais récupéré sa montre. (Photo Mathieu Pernot)
par Ilsen About, chargé de recherche au CNRS
publié le 9 octobre 2019 à 19h56

Les fines aiguilles de cette montre de poche indiquent 3 h 56. Sur son dos, une fleur de lys est gravée sur le métal, entourée de trèfles porte-bonheur. Une toute petite médaille fixée à un anneau raconte les croyances populaires des catholiques en France, à travers cette «médaille miraculeuse» dont le modèle serait apparu à sœur Catherine de la charité en 1830. Cette montre raconte aussi l’histoire des Roms, Sintis et gens du voyage français persécutés durant la Seconde Guerre mondiale. Elle renvoie à tous ces biens saisis qui n’ont jamais été restitués à ceux que l’on appelait les Tsiganes.

Elle porte sa part d'injustice. Cette montre ne fut jamais rendue à son propriétaire, Bitchika Gorgan (1921-2004), et l'on suppose qu'elle aurait pu apaiser sa peine, lui qui raconta en ces termes son retour de déportation au photographe Mathieu Pernot : «Quand je suis sorti, je faisais 30 kilos. Ils m'ont mis dans un hôpital à Paris. Je ne comprenais plus rien. Je ne me souvenais pas de ma famille. Je ne savais même plus mon nom. Alors, ils m'ont envoyé en Belgique, parce qu'ils croyaient que je venais de là-bas. Et puis après j'ai fini par rentrer chez moi et par retrouver ma famille.»

L’heure de cette montre nous indique le chemin qui reste à parcourir pour restaurer cette parole dans l’espace public, pour restaurer les fils rompus et réparer ce qui peut l’être encore. Remonter l’heure pour les gens du voyage d’aujourd’hui, cela peut vouloir dire aussi faire face à la brutalité des mots et des catégories qui frappent comme des armes, regarder dans les yeux une indifférence collective qui continue de produire ses effets jusqu’à nos jours.

Le 12 mai 1944, Bitchika Gorgan porte cette montre lorsqu’il est arrêté avec son père, Manoch, et plusieurs autres membres de sa famille, à Maurs (Cantal). Grâce aux recherches de Christine Eckel, Lise Foisneau et Valentin Merlin, on sait qu’il fait alors partie des groupes de maquisards et résistants raflés par la division Das Reich qui ratisse la région de Figeac, un mois avant le massacre d’Oradour-sur-Glane.

Barbelés

Envoyé à Compiègne, il est déporté le 4 juin 1944 vers le camp de concentration de Neuengamme par un convoi de 2 062 hommes dont la moitié ne reviendra pas. A son arrivée, le 30 juin 1944, on lui retire tous ses effets personnels et il est immatriculé comme Zigeuner (Tsigane) sous le numéro 33 326. Il survit plusieurs mois et est transporté d'un «kommando» de travail à un autre jusqu'à sa libération à Bergen Belsen. Son père meurt quelques jours avant la fin de la guerre et est l'une des victimes du massacre perpétré par des troupes SS en déroute, le 13 avril 1945 à Gardelegen, près de Hanovre.

Lorsque Bitchika Gorgan revient en France, malgré sa déportation en Allemagne et son état de santé, il est confronté aux mesures répressives toujours en vigueur contre les «nomades» : sa famille reste surveillée par la police et assignée à résidence, suivant un décret pris sous la Troisième République, le 6 avril 1940. Alors que la France libérée se projette déjà dans l’avenir, plusieurs camps d’internement pour nomades demeurent ajnsi en activité jusqu’en mai 1946 et maintiennent des familles derrière les barbelés. Plus encore, la loi du 16 juillet 1912 qui avait instauré le statut de nomades se maintient et impose un régime de contrainte au quotidien pour toute une catégorie de la population - elle n’est abrogée qu’en 1969 et remplacée par une autre loi restrictive sur les gens du voyage. Dans ces conditions, les victimes de l’internement ou de la déportation en raison de leur origine tsigane sont contraintes à la discrétion et au silence. La menace permanente d’une aggravation de leurs conditions de vie plane en effet sur les survivants et leur famille. La société française, pétrie de tous les préjugés contre cette population, n’a jamais reconnu l’existence d’une discrimination raciale spécifique.

La montre de Bitchika a été conservée dans les archives du camp de Neuengamme jusqu’à la fin de la guerre et fut récupérée par le service international de recherches (SIR). Créé à la fin de la guerre pour permettre l’identification des personnes déplacées et le retour de tous les détenus, travailleurs forcés et réfugiés d’Europe, le SIR devint une source essentielle pour l’indemnisation des victimes, mais son accès est resté longtemps réservé. En 2007, ces archives sont ouvertes à la recherche historique et un accès en ligne est possible depuis peu.

Persécutions

Sortie de l’oubli, cette montre semble sonner l’heure des réparations pour les gens du voyage, victimes des persécutions durant la Seconde Guerre mondiale. Elle vient questionner une discrimination au long cours qui a empêché les survivants de déportation de faire valoir leurs droits. Elle signale que d’autres biens sont restés «vacants» : les biens spoliés lors des arrestations des nomades en France et les valeurs saisies dans les camps d’internement, placés sur des comptes du Trésor public ou dans les coffres de la Banque de France. Ils ne furent jamais restitués et aucune indemnisation ne fut jamais proposée. Le temps est peut-être venu de suivre le chemin qu’indique cette montre.