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Paris populaire

Les usines Citroën de Javel, une ville dans la ville de Paris

Paris, une histoire populairedossier
De la Première Guerre mondiale, alors usine d'armement, à son déménagement à Aulnay dans les années 70, la marque automobile avait posé son empreinte dans le sud-ouest parisien avec ses bâtiments imposants et ses dizaines de milliers d'ouvriers.
Embauche aux usines Citroën de Javel en 1928. (Photo BNF-Gallica)
publié le 9 octobre 2019 à 17h19

Il faut aller sur place pour se rendre compte du gigantisme de ce qu'était l'usine Citroën de Javel (XVe arrondissement de Paris). De la Seine à la rue Balard, de la rue Leblanc à la rue Cauchy, tout était dévolu à la construction de voitures depuis la fin de la Première Guerre mondiale et la transformation de l'usine d'armement. Aujourd'hui, le parc André-Citröen et plusieurs bâtiments l'ont remplacée. Là où s'élance vers les airs le ballon du parc se trouvaient le service hydraulique et l'emboutissage ; à la place des serres, l'atelier Balard réservé au montage des châssis, des moteurs, des boîtes de vitesses ; dans le jardin Eugénie-Djendi, on faisait de la menuiserie, on trouvait l'atelier des tubes, les forges ; sur l'emprise de l'hôpital Georges-Pompidou, enfin, les livraisons et la peinture au pistolet.

Un rail, raccordé à ce qui est devenu par la suite le RER C, traversait les usines quasiment jusqu'au carrefour des rues Balard et Saint-Charles. Au niveau du square Jean-Cocteau et de quelques bâtiments modernes sans charme, Citroën transforme en 1924 ses ateliers de réparation au-delà de la rue Saint-Charles, pour désormais y faire fabriquer les boîtes de vitesses. Bref, un bout de ville dans la ville.

L'usine a semblé à travers le temps en perpétuel mouvement, sous les coups de boutoir d'André Citroën et de sa volonté de toujours allez plus loin dans la «rationalisation», comme le fustige alors la presse ouvrière. Dès 1922, la crèche et la garderie à l'angle des rues Balard et Gutemberg seront remplacées par des laboratoires – le gouvernement avait demandé ces «œuvres sociales» pendant la Première Guerre mondiale, notamment en raison du nombre très important de femmes dans les usines –, mais André Citroën n'aura donc pas attendu longtemps avant de les supprimer. Autre grand virage, en 1933, insufflé par l'accélération de la modernisation, synonyme en fait d'une aliénation grandissante des ouvriers : Javel crée sa chaîne unique. De 30 000 m2, la surface de l'usine passe alors à 55 000 m2, avec notamment un aménagement des sous-sols pour y stocker jusqu'à 1 200 voitures et les vestiaires (2 500 à 3 500 places).

«Dames de Javel»

Vu le nombre de personnes qui y passent, les usines Citroën comptent l'équivalent de la population d'une ville moyenne à l'échelle de la France. De février 1924 à novembre 1935, les effectifs oscilleront entre 11 000 à 32 000 salariés (en juin 1929). Près de la moitié, au début des années 20, habitent par ailleurs le XVe arrondissement, mais presque un tiers habite à plus de 5 kilomètres (le double en proportion des usines Renault voisines, à Billancourt). La mixité, plus importante dans l'industrie que ce que l'imaginaire collectif a transmis, très importante pendant la Première Guerre mondiale alors que l'usine était tournée vers l'armement, a sensiblement baissé avec le retour des soldats mobilisés. Malgré tout, une plaque à l'angle des rues Saint-Charles et Balard fixe la mémoire de ces «Dames de Javel».

Entre les périodes d'agitation sociale de 1919-1920 et du Front populaire en 1936, trois grandes grèves, qui ont toutes échoué totalement ou partiellement, auront lieu dans l'usine de Citroën (1924, 1927 et 1933), ce qui en fait l'une des marques automobiles franciliennes les plus mobilisées, même si une relative paix sociale règne jusqu'au début des années 30. En 1938, en revanche, les ouvriers de Citroën parviennent à faire céder le patronat pour des hausses de salaires, notamment sous la pression du gouvernement. 29 000 ouvriers sont en grève entre les usines de Javel, de Saint-Ouen et de Levallois, rejoints par la suite par 9 500 salariés de l'usine Michelin à Clermont-Ferrand, qui fait partie du groupe Citroën depuis quatre ans.

Des salariés qui seront engagés au-delà de leur usine : deux ouvriers de Javel, le mécanicien Robert Soulfort et l'ajusteur Henri Fongarnand, s'engagent dans les Brigades internationales en 1937 et partent en Espagne aux côtés des républicains contre Franco. Fongarnand deviendra résistant dans les Francs-tireurs et partisans pendant la Seconde Guerre mondiale et mourra en déportation. Il ne sera pas le seul résistant communiste à être passé par l'usine Citroën de Javel : le manœuvre Maurice Guinoiseaux, l'ouvrier tourneur Charles Durand, le manœuvre spécialisé Albert Alfon, l'ouvrière sur machine Bajla Marjanka, le décolleteur Louis Duriez… Tous sont passés quelques mois ou années quai de Javel, tous mourront pendant la guerre.

«On traite mieux les chevaux du Gers»

Tous les travailleurs n'étaient pas logés à la même enseigne en fonction de leur origine. Exemple avec les sableurs, d'après le témoignage d'un ancien ouvrier recueilli par l'historienne Sylvie Schweitzer : «Malgré les masques, le sable rentrait dans les poumons ; il n'y avait pas de Français. Après quatre ou cinq ans de travail, ils rentraient dans leur pays, pour mourir.» Preuve que les conditions de travail et le syndicalisme étaient plus difficiles à Citroën, nombre d'ouvriers de Panhard, que l'entreprise rachète en 1965, expliquent les difficultés qu'a causées cette absorption (1). Un certain nombre quittent même Citroën dans les années qui suivent. «On traite mieux les chevaux du Gers que les OS de chez Citroën», dira le militant CFTC-CFDT Daniel Sérus, qui a subi l'absorption.

L’usine a déménagé entre 1975 et 1982, transférant la plupart des activités vers Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), avec une réduction massive du nombre d’ouvriers à la clé. Le tumulte des machines a donc laissé place en partie au calme du cossu parc André-Citroën, dernière trace tangible du labeur des dizaines de milliers de travailleurs pendant soixante ans.

(1) Notamment la notice de Maurice Villandreau, qui montre le choc subi.