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TRIBUNE

Magellan, premier autour du monde ?

Les festivités autour des cinq cents ans du premier tour du monde débutent avec des débats anachroniques sur «l’espagnolité» de cette expédition célèbre entre toutes.
par Romain Bertrand, directeur de recherches au Ceri, Sciences-Po, CNRS.
publié le 9 octobre 2019 à 17h56

Tribune. Il y a, dans le Diario de Málaga, cette photographie de la directrice des Archives historiques provinciales d'Andalousie posant, fière et émue, devant un document dont la légende nous annonce qu'il est d'une «insigne valeur historique» : l'acte d'achat, daté de l'été 1519, de 200 barriques d'anchois salés auprès d'un certain Alonso Yanes. Le titre de l'article dit sans détour le pourquoi de cette émotion : «Le premier tour du monde put compter sur les anchois de Málaga» - car oui, les barriques furent chargées à bord des cinq nefs de l'expédition de Magellan, qui levèrent l'ancre le 20 septembre 1519. Il y a encore ceci : de grands écrans digitaux installés dans les jardins de l'Alcázar, à Séville, et sur lesquels défilent, en fondu enchaîné, les portraits de Magellan, de Neil Armstrong et de Pasteur. Il y a, enfin, l'arrivée à Séville, le 4 octobre, de la réplique grandeur nature de la Victoria, la nef amiral de Magellan - et son amarrage au Quai des délices, à deux pas des bâtiments de l'Exposition ibéro-américaine de 1929 et de ce qui s'appelait alors la Place des Conquistadors.

Encore ne s'agit-il que de quelques exemples parmi d'autres des premières célébrations du «Ve Centenaire du premier tour du monde», lesquelles dureront trois ans. A en croire le site officiel dédié à la commémoration, ce sont des centaines d'événements qui la scanderont, dans toute l'Espagne mais plus particulièrement en Andalousie : colloques, expositions, spectacles son et lumière, opéra, «banquets de quartier» et autres «initiatives de la société civile». Sachant que les nefs de Magellan ne furent pas seulement avitaillées en anchois de Málaga, mais aussi en vinaigre de Moguer et en vin de Jerez, et que les marins de l'expédition furent recrutés aux quatre coins de la province, d'Aracena à Ayamonte, il n'est pas incongru de s'attendre à ce que chaque bourg d'Andalousie fête en grande pompe «sa» contribution au premier tour du monde - marin ou victuaille.

Cet unanimisme festif se trouve toutefois fendillé par quelques controverses. Dans les grands quotidiens nationaux, à la radio, à la télévision, des cohortes d'experts ravivent chaque jour la question brûlante : qui, de Magellan ou de Juan Sebastián Elcano, qui prit le commandement de l'expédition après la mort à mi-parcours du «bon capitaine», doit être considéré comme «le premier homme à avoir fait le tour du monde» ? On connaît le fond du problème : Magellan n'était pas né sujet du roi d'Espagne, Charles Quint, mais de celui du Portugal, Manuel Ier, et c'est parce que le second lui a refusé un supplément de pension qu'il s'en est allé prendre du service auprès du premier. Choisir pour héros national un exilé - un «immigré», dirions-nous aujourd'hui - est une option risquée. A l'inverse, Elcano, qui était originaire de la côte du Pays basque, est bien un «Espagnol de souche» - mais il ne fut pas à l'origine de la «grande entreprise» qui permit de trouver, de l'Atlantique au Pacifique, un raccourci maritime vers l'Asie. On aurait pu croire éteinte cette querelle d'ego nationalistes, entamée au XIXe siècle - à l'époque où, dans le sillage d'Alexandre de Humboldt, s'inventèrent les «Grandes Découvertes» et la romance de l'occidentalisation du monde. Pourtant, elle fait toujours rage, au point que l'une des plus hautes instances universitaires du pays, la Real Academia de Historia de Madrid, a émis le 1er mars un communiqué établissant «la pleine et exclusive espagnolité de l'entreprise». «Espagnolité» : le terme est inusuel. Mais il est vrai que depuis la fin du franquisme, on n'emploie plus guère celui d'«hispanité».

Le déferlement de festivités masque ainsi de moins avouables passes d'armes idéologiques. Après sa victoire aux élections provinciales, la branche andalouse du parti d'extrême droite Vox a diffusé un communiqué de presse «revendiquant le caractère espagnol et sévillan de cet accomplissement qui scinda en deux l'Histoire universelle» et appelant à en éprouver «un orgueil sain». Passant par pertes et profits les viols, les spoliations et les meurtres qui, du Brésil à Bornéo, jalonnèrent l'expédition, les apologues de l'expansion hispanique continuent à tenir l'exploit de Magellan pour le moment triomphal où la modernité européenne fut portée sur les fonts baptismaux. La «Route Magellan-Elcano», pour laquelle l'Espagne cherche à obtenir le label de l'Unesco, ne sera pas entachée du désagréable rappel de ces «Patagons» enlevés sur les côtes du Chili - des Indiens tehuelche qui se laissèrent mourir de douleur à bord des nefs européennes -, non plus que de celui du viol, à Brunei, de trois jeunes Philippines qui s'en venaient prendre part à un mariage royal. De simples incidents de parcours, probablement.

Car l'Espagne, à l'instar de la plupart des pays européens, France comprise, n'est toujours pas au clair avec son passé impérial. S'il en fallait une preuve et une seule, ce serait celle-ci : le surprenant échange, en début d'année, entre le roi d'Espagne et le président mexicain López Obrador. L'Espagne souhaitant commémorer sur le sol mexicain la fondation par Cortés - le conquérant de Mexico - de la ville de Veracruz, porte d'entrée de la traite esclavagiste en Nouvelle-Espagne, López Obrador exigea en contrepartie la reconnaissance publique des «abus» et des «massacres» perpétrés durant la conquête. Ce à quoi un prix Nobel de littérature, Mario Vargas Llosa, rétorqua que ce furent «Aristote, Platon et la Renaissance qui débarquèrent à Cuba» en 1492 - et non les soudards, la variole et le fouet.

Les historiens de profession ont beau essayer de faire entendre la voix d’une appréciation un tantinet plus nuancée des faits, la folie Magellan qui s’est emparée de l’Espagne ne laisse presque aucune place à leur propos. La simple idée que le «premier homme à avoir fait le tour du monde» puisse ne pas être un Européen en devient inaudible. Pourtant, l’hypothèse selon laquelle ce fut Enrique, l’esclave malais de Magellan, est tout sauf fantaisiste. Magellan avait ramené Enrique à Lisbonne au terme de son premier séjour en Asie, en 1513, puis l’avait pris à ses côtés sur la nef amiral de l’expédition. Or, Enrique était de Malacca : il y était né, et il y retourna probablement après avoir déserté aux Philippines, en avril 1521. Mais les anchois étaient de Málaga.