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Libération
Le «Libé» des historien·ne·s

Rouen : la chimie et les chimères de la protection

Incendie de l'usine Lubrizol à Rouendossier
Les catastrophes comme celle de Rouen ne sont pas une anomalie, mais un risque inhérent à l’industrie chimique, qui s’est imposée depuis la fin du XVIIIe siècle en se présentant comme condition du progrès.
Vue de l'incendie de l'usine Lubrizol, à Rouen, le 26 septembre. (Photo Philippe Lopez. AFP)
par François Jarrige, maître de conférences en histoire contemporaine, université de Bourgogne
publié le 9 octobre 2019 à 19h16

Loin d’être un événement exceptionnel et une anomalie dans un monde industriel sous contrôle, l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen constitue un révélateur des dynamiques profondes à l’origine des crises et catastrophes écologiques contemporaines. Depuis deux siècles, la régulation des industries dangereuses a visé bien davantage à protéger les industriels pollueurs en installant un cadre réglementaire qui leur était favorable plutôt qu’à protéger les populations.

Alors que les habitants de Rouen s’organisent, manifestent, déposent des plaintes et deviennent acteurs de l’évènement et de son interprétation, l’entreprise et les pouvoirs publics multiplient les stratégies dilatoires, les arguments rassurants ou les promesses. Tandis que les ministres sont contraints de reconnaître la réalité des pollutions, le PDG de l’entreprise promet de l’argent et assure qu’il n’y aura aucune conséquence pour la santé. Leur objectif est avant tout d’éviter que n’émerge un débat sur l’utilité sociale de ce secteur d’activité et de ses productions. Car la chimie est au cœur de nos modes de vie, comme de nos modèles de croissance. L’entreprise Lubrizol fondée aux Etats-Unis dans l’entre-deux-guerres, avant de s’installer près de Rouen en 1954, a ainsi accompagné et rendu possible l’essor de l’automobile.

Sacrifier

Depuis ses premiers pas à la fin du XVIIIe siècle, l'industrie chimique a dû être acclimatée, voire imposée, à des populations qui n'en voulaient pas. Les récits héroïques véhiculés par les services de communication des multinationales insistent toujours sur les bienfaits de la chimie, source d'abondance et condition du progrès. Et d'ailleurs la chimie n'est-elle pas en train de devenir «verte» et ses produits ne sont-ils pas au cœur des projets de transition écologique ?

Les industriels n'ont cessé de multiplier les promesses de ce type pour apaiser les craintes et les résistances légitimes des populations. A la fin du XVIIIe siècle, alors que des paysans et riverains menaçaient d'attaquer en justice les usines d'acides sulfuriques qui commençaient à être installées pour accompagner l'industrialisation du textile, autorités et chimistes ont fait le choix de sacrifier des territoires au nom de l'utilité publique. Alors que les ateliers dangereux pouvaient être déplacés ou détruits auparavant, le nouveau paradigme qui s'installe au XIXe siècle les impose comme nécessaires à la puissance des nations. Dès lors les mobilisations et les plaintes ne cessent d'être réprimées et disqualifiées, jusqu'à être oubliées des récits dominants. Pourtant, les conflits sont omniprésents, parfois jusqu'à l'émeute, et pour les apaiser on achète le silence en indemnisant les victimes, en minimisant les dangers et en promettant de futurs progrès techniques censés résoudre les problèmes : les opposants sont renvoyés à leurs soi-disant routines, à leurs peurs irrationnelles ou à leur ignorance.

L'industrie chimique connaît une nouvelle expansion aux lendemains de la Première Guerre mondiale, avec les pesticides issus des gaz de combat et le pétrole. Durant l'entre-deux-guerres, les accidents et pollutions chimiques se multiplient en remodelant les paysages et les imaginaires. La cause des accidents est fréquemment imputée à des erreurs humaines par les autorités afin de ne pas remettre en cause l'essor global du secteur. En 1932, après l'explosion d'une raffinerie à Gardanne, le journal l'Humanité dénonce à l'inverse les «dividendes sanglants» de l'industrie chimique, décrite comme le pire avatar du capitalisme. Après 1945, l'industrie chimique connaît une nouvelle phase d'expansion avec son lot de catastrophes comme à Feyzin près de Lyon en 1966, ou à Seveso dans le nord de l'Italie en 1976. Dépassant les frontières artificielles entre l'intérieur et l'extérieur de l'usine, des militants syndicaux tentent à l'époque de faire cause commune avec les riverains pour dénoncer les pollutions tout en alertant sur les conditions de travail.

Déréguler

A partir de cette date, les risques semblent apparemment contenus en Europe, mais essentiellement parce que les délocalisations déplacent le problème vers les pays du Sud, notamment en Asie, où les catastrophes et contaminations atteignent des sommets dans l'indifférence générale. En 1984, l'usine chimique installée quelques années plus tôt à Bhopal, en Inde, pour accompagner la «révolution verte» dans le pays (et rachetée par la suite par Dow Chemical), laisse s'échapper un nuage toxique qui provoque des milliers de morts et des centaines de milliers de victimes. A la fin du XXe siècle, les grandes mégapoles d'Amérique latine et leurs bidonvilles baignent dans des pollutions provoquées par la proximité des usines chimiques et des raffineries. En Europe même, les accidents reviennent de façon récurrente, qu'il s'agisse d'AZF en 2001, ou des innombrables accidents plus réduits qui ont lieu chaque année dans les installations classées et dont le nombre est passé de 827 en 2016 à 1 112 en 2018.

Les catastrophes comme celle de Rouen ne sont pas une anomalie, un accident malencontreux d’où pourrait surgir une prise de conscience. Elles constituent un élément ordinaire du mode d’existence de cette activité depuis ses origines. Mais toutes les productions de la chimie sont-elles absolument indispensables ? Il faudrait au minimum hiérarchiser ses produits, distinguer ce qui relèverait de vrais besoins et ce qui correspond à des pratiques qui pourraient être questionnées, à l’image des innombrables produits cosmétiques. Au lieu de déréguler et assouplir les normes qui existent au nom de l’emploi, comme le demandent les industriels, il conviendrait de les renforcer encore, en favorisant le contrôle des salariés sur les risques tout en limitant au strict nécessaire ces productions et leurs nuisances.