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Libération
chronique «résidence sur la terre»

Annapurna

Chronique «Résidence sur la terre»dossier
publié le 11 octobre 2019 à 18h01

Se lancer depuis la ville et la plaine. Bus, Jeep. Dormir dans une auberge humide encerclée de brume. A l’aube, commencer à marcher dans la jungle épaisse, à pic, serpenter entre les falaises touffues. Grand élan des débuts. Boire l’eau de la rivière qui gicle blanc gris sur nos pieds. Monter, descendre. Se souvenir ce que c’est qu’avoir un corps. Marcher jusqu’à l’épuisement, tomber de sommeil sur un lit dur, avancer. Ne plus penser qu’à ça, mettre un pied devant l’autre. Avancer dans la jungle, la forêt, la haute montagne, entre les sommets qui brusquement se découvrent dans un coude. Plus que ça, avancer encore un peu. S’arrêter, repartir. Dormir dans le froid, repartir dans le froid. Etre aveuglé par la lumière parfaite et le ciel bleu cyan. Monter à pic entre les nuages. Plonger ses deux mains dans l’eau glacée. S’arrêter pour un café. Oublier qu’on a un corps. S’en souvenir comme jamais. Mal partout. Violente joie d’être ici, là, maintenant. Tout oublier. Marcher. Poser ses deux mains sur le lichen. Faire corps avec le corps que l’on aime. Ce que faire équipe veut dire. Ne plus sentir ses jambes. Voir des ténèbres émerger deux sommets blanc neige. 5 h 10. Poser sa main sur sa bouche. S’élancer. A nouveau, un peu plus loin, voir le ciel s’ouvrir sur les Annapurna II et IV, traits parfaits, là devant, sous les drapeaux rouge bleu jaune flottants, et comprendre quelque chose, mais quoi ? S’asseoir au bord du fleuve couleur craie, écouter le courant cogner contre les pierres. Se réveiller congelé en pleine nuit. Avoir un corps. Faire tomber une sangsue en lui jetant du sel à la gueule. Ne plus rien dire.

Se réveiller avant l’aube, partir. Eclat de rire. Ne pas s’écraser sur les pierres, avancer lentement, sans but, sans pic à conquérir, effleurer les choses, contourner, traverser, ne pas laisser de traces. Avancer un pied, l’autre. Sentir la pluie couler sur ses épaules, traverser la veste, les chaussures, la peau, fermer les yeux, paix immense. Monter encore. 4 000, 4 500. Sentir le poids des hauteurs peser sur sa poitrine. Le cœur devient cette petite balle en plastique que l’on lance aux chiens. Angoisse diffuse qui lentement s’apaise. Monter plus encore entre les bosquets secs, les yacks aux longs poils noirs, les stupas blancs, les moulins à prières, les rocailles indifférentes au vent qui siffle. Succession invraisemblable de roches désertiques rouges, jaunes ciselées, de forêts à flanc de montagne devenant lentement automnales, de pics enneigés tombant dans des lacs gelés. Tout oublier. Ne garder que l’essentiel (pas grand-chose). La pensée gicle et mute et prolifère au rythme des pas. Tout ce qui restait entravé, à l’état de larve, se résout et s’amplifie. On est les ralentis. On ne pèse pas. On se glisse entre. On monte encore. La poitrine se serre mais tient. L’heure du col arrive. 5 400 mètres. Pente abrupte. Arriver en haut. Neige sur les côtés, vent immense. Chaudes larmes. Tenir sa tête dans ses mains. Redescendre de l’autre côté, longue perspective sur le majestueux désert du Mustang, rouge âpre, pierre beige et blanchie par le soleil. S’apercevoir que le «je» a disparu des phrases. Peut-être pas un hasard. Désert partout maintenant. Tomber sur un lit. En avoir brusquement plein le cul des aubes, des départs et des arrivées, du dénuement. Epargner, économiser le dentifrice, mesurer chaque geste, peut-être pas mon truc finalement. Alors tendre la main vers toi. Les grands refuges, dehors, dedans. Regarder encore cette montagne crénelée, éberluée de soleil. Fixer, une heure durant, les plis, les recoins de l’Annapurna sculptés par les vents. Les yeux brûlent. Saisi. Même pas tenter de dire. Les mains rouges. Rentrer. Animal. Douche tiède sur les épaules entre quatre lattes de métal. S’enrouler sous des couettes. Cœur bat trop fort. Dormir à peine, se lever, repartir.

Et puis finalement ne plus rien sentir. Flotter. Etre là parmi. Appartenir. Plus de jambes, plus de dos. Glisser sur le chemin. Déflagration sous les côtes. Etre vivant. Ecarter les mains. Contourner la montagne. Pas chercher plus.

Et puis redescendre, monter dans un bus, une Jeep puis une autre, cahotant sur la route défoncée qui longe le précipice, marcher encore, se laver, s’allonger. Regagner, plein, lavé par les hauteurs, des rivages moins grandioses et moins âpres. Rejoindre, apaisé, l’autre rive. Quelque chose en soi s’est déplacé.

Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone».