Tribune. Mardi à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), Mains d'œuvres, pionnier dans le paysage des friches culturelles, a vu ses portes, ouvertes depuis dix-neuf ans, scellées par des plaques anti-squats à la demande du maire William Delannoy (UDI), alors que les CRS bouclaient les rues avoisinantes. Au cœur d'un territoire de culture et de création (c'est la mission que s'est donnée l'intercommunalité Plaine Commune), on déploie la force pour faire taire un écosystème unique riche de 70 salarié·es, de 250 artistes résident·es et de milliers d'usager·es, de bénévoles et d'habitant·es.
Cette semaine l’a démontré une fois de plus, soutenir le travail des artistes et défendre les cultures émergentes est plus que jamais une prise de risques, et l’existence même de lieux permettant cette audace ne semble plus être une évidence dans certains territoires. Ironie du sort, dans quelques jours à Arcueil se tiendra le forum «Entreprendre dans la culture dans le Grand Paris», mené par la ministère de la Culture. Pourtant, la culture n’est pas un secteur concurrentiel comme les autres. C’est un domaine d’intérêt général dont le monde associatif est l’un des fers de lance.
Réduire la culture à une seule de ses formes ou en mesurer l’impact par ses externalités économiques, c’est instrumentaliser la création. Car c’est bien une décision politique qui affecte Mains d’œuvres ou du moins, une manœuvre politicienne d’un maire isolé et en difficulté au sein de sa propre majorité comme de son territoire (trois adjoints et trois conseillers municipaux ont démissionné la veille de l’expulsion ; Plaine Commune ainsi que le ministre de la Culture, Franck Riester, ont renouvelé leur soutien au lieu). Le maire orchestre, avec les importants moyens de la préfecture de la Seine-Saint-Denis, ce qui semble être une ultime action de communication à cinq mois des élections, sans égard pour la communauté qui s’est construite autour du lieu.
Gentrification à marche forcée
A quelques mètres seulement du site de Mains d’œuvres, on trouvait le matin des premiers rassemblements de soutien le chantier d’un immense hôtel. Le Saint-Ouen populaire du stade Bauer, du Red Star et de Mains d’œuvres est remplacé peu à peu par des logements de standing qui fleurissent… Attractivité économique et touristique, gentrification à marche forcée semblent constituer la feuille de route de Delannoy. C’est d’autant plus saisissant que l’un des arguments du maire a été de reprocher à Mains d’œuvres de gentrifier Saint-Ouen en s’adressant à un public extérieur plutôt qu’aux audoniens. Vision tronquée, populiste, court termiste doublée d’une mauvaise foi absolue quand on sait que la subvention municipale, destinée avant tout à l’action culturelle et territoriale, a été supprimée en 2014 ! Le maire instrumentalise et fantasme les désirs d’une population qu’il projette comme homogène et signe par cette expulsion un appel au nivellement des esprits et des modes de vie contre la culture de la diversité et de la nuance.
Photo Stéphane Lagoutte. Myop
Œuvrer pour la culture, c’est ouvrir en grand ses portes pour s’adresser à toutes et tous en multipliant les propositions (concerts, expositions, danse, théâtre…) comme Mains d’œuvres l’a fait jusqu’à présent. C’est aussi accueillir et défendre en amont les activités de production des artistes et les accompagner dans leur professionnalisation. A ce titre, Mains d’œuvres a été un précurseur à l’échelle nationale. Ce lieu a été une ressource et un exemple pour nombre d’initiatives, d’artistes et de professionnel·les du secteur. Mains d’œuvres a été, sans s’en revendiquer, l’un des tout premiers «tiers-lieux» et un laboratoire inspirant pour toute une communauté.
Dialogue fragile et précaire
Les tiers-lieux sont devenus les nouvelles marottes des politiques toutes étiquettes confondues, et les modèles de sortie de crise de toutes les impasses actuelles (lien social, évolution du travail, mixité…). Malgré l’intérêt des pouvoirs publics pour ces lieux symboles des mutations de la société (cf. l’appel à manifestation d’intérêt «Fabriques de Territoires» lancé récemment par le commissariat général à l’Egalité des territoires) ou encore pour l’urbanisme transitoire (la récente charte de la ville de Paris), cette expulsion montre que ces initiatives quand elles sont inspirées, accompagnées ou conduites par des artistes restent souvent dans la plus grande des précarités. Sans s’affranchir des règles de bonne gestion, elles ne peuvent être soumises aux seules lois du marché et au bon vouloir des élus selon les alternances politiques. Ces lieux sont des points d’ancrage forts, des projets de long cours où se sédimentent des savoir-faire.
La cohérence d’un projet culturel de territoire ne peut pas souffrir des aléas et de la versatilité politicienne, ni d’un non-alignement des astres entre les différents échelons de la puissance publique car Mains d’œuvres doit avant tout son expulsion à un maire qui en a fait une affaire personnelle. 2019 dans le Grand Paris a vu, pour des causes diverses, la fermeture de nombre de lieux de culture, de création, de rencontres et d’échanges. Khiasma aux Lilas, le Freegan Pony à Paris, les jardins de Guinot à Saint-Ouen, trois visages d’un immense gâchis qui prouvent que tout reste à construire dans ce dialogue avec la puissance publique, et ce dialogue reste fragile et précaire comme le sont nos lieux. Avec Mains d’œuvres, ce sont tous nos lieux et initiatives qui sont attaqués.
Premiers signataires :
Lieux : Balades Sonores ; Carbone 17 ; Collective (Aubervilliers) ; DOC ; Espace B ; Glazart ; Halle Papin (Pantin) ; Instants Chavirés (Montreuil) ; Jardin Denfert ; La Clef ; La Station - Gare des Mines ; La Tannerie (Bourg en Bresse) ; Le 6b ; Le Chabada (Angers) ; le Chato'do / SMAC (Blois) ; Le FIL (Saint-Etienne) ; le houloc ; Le Jardin Moderne (Rennes) ; Le POST ; La Ressourcerie du Spectacle ; Petit Bain ; Point Éphémère ; Run Ar Puñs (Châteaulin) ; Trempolino (Nantes) ;
Artistes - Personnalités : Arnaud Rebotini ; Audrey Quintin, François Desmoulins et Michael Pauron (Rawdog, Turzi) ; Benoit Rousseau (Gaîté Lyrique) ; Eric Labbé ; Jack Lang ; Aurélie Sfez (Journaliste) ; Autin Mathieu, Benoit Raymond, Jean-Christophe Couder, Guillaume L'église (Vox Low) ; Bagarre ; Clément Postec (conseiller arts visuels et prospective) ; Eric Daviron (La Station - Gare des Mines) ; Etienne Nicolas (Cheveu) ; Florian Auvinet (Réseau des musiques actuelles d'Ile-de-France) ; Frédéric Campo, Nicolas Duteil, Patrice Dambrine (Frustration) ; Guillaume Marietta (Marietta, Feeling of Love) ; Jean-Christophe Delcroix (Le Tamanoir Gennevilliers) ; Julie Crenn, Aurélie Faure, Elsa Delage, Anaïs Lepage, Sarah Ihler-Meyer (commissaires d'exposition) ; Max-Antoine Le Corre (musicien, Tropical Horses) ; Michèle Santoyo Albertini (Doxa Esta) ; Olivier Demeaux (musicien, Heimat, Accident du Travail) ; Philippe Quesne (Nanterre-Amandiers) ; Rémi Jacquot (Le 6b, St Denis) ; Ruddy Aboab (Directeur Artistique de Radio Nova) ; Thomas Koffi (Réseau MAP) ; Trapier Duporté (artistes plasticiens) ; Xavier Le Boursicaud (Ferarock) ; Yves Bommenel (Président du SMA)
Collectifs, festivals et labels : Accords Croisés ; Ancoats ; Barbi(e)turix ; Born Bad Records ; BrutPop ; Collectif BLBC ; Collectif Fair-e ; Collectif MU ; Collectif Soleil Nord-Est ; Comme Nous Brûlons ; Crak Festival ; Fair Play ; FAMDT ; Fédération Octopus (Toulouse) ; Festival Ectoplasme ; Festival MOFO ; Géographie ; Glazart ; Hydropathes ; Ideal Trouble ; La Dynamiterie ; Le Turc Mécanique ; Long Winter Festival (Toronto) ; Marsatac (Marseille) ; Microqlima ; Records ; ONCEIM ; Pardonnez-nous ; Parti Poétique ; Permafrost ; Pete the Monkey ; Socle ; Sonic Protest ; Soukmachines ; Teenage Menopause Records
Pour signer la pétition, c'est par ici !