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Chronique «Médiatiques»

Chaînes d’info : l’autre grand remplacement

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L’embauche sur CNews d’un récidiviste tel qu’Eric Zemmour n’est pas vraiment dissonante dans un monde audiovisuel de plus en plus à droite.
Eric Zemmour lors de la «convention de la droite», samedi à Paris. (Denis ALLARD/Photo Denis Allard pour Libération)
publié le 13 octobre 2019 à 17h06

Soirée blabla ordinaire sur une chaîne d’info, en période de résurgence de l’hydre islamiste. Un jeune journaliste prend la parole. Il interroge le vénérable président d’une commission chargée de surveiller les services de renseignement. A moins que ce soit un organe de renseignement chargé de renseigner les commissions de surveillance. On s’y perd un peu, dans la société de «vigilance» post-attentat à la préfecture de police, à se surveiller, à se vigiler, à se contrôler les uns les autres. A traquer les barbus et les signaux faibles jusque dans les rangs de la police.

C'est une tête encore inconnue. On ne l'a pas encore vue s'ébrouer dans le marigot des toutologues. Il parle plutôt bien, de manière modérée. Il pose des questions pertinentes. Je guette le bandeau qui va nous indiquer son nom : tiens, quelle surprise, il est journaliste à Valeurs actuelles !

Pourquoi s'étonner ? Quand on est invité sur LCI-BFM-CNews, ces temps-ci, et qu'on n'est pas journaliste à Boulevard Voltaire, c'est qu'on émarge à l'Incorrect. Vous ne connaissez pas l'Incorrect ? C'est le dernier fanzine lepéniste chébran, tendance Marion. En couverture ce mois-ci «Faites la droite, pas la guerre», avec photo romantico-coquine de Marion et Eric (Zemmour). Ou alors, pour le pluralisme, c'est qu'on est écolo à Causeur, trotskiste à Valeurs actuelles, ou à la limite gauchiste au Figaro.

Je sais ce qu'on m'objectera : tout de même, on voit de temps en temps des journalistes de Libé pointer le bout de leur nez sur ces plateaux. Surtout sur BFM (pratique, c'est dans les mêmes locaux). Certes. Mais sans vouloir offenser mes héroïques collègues de Libé, c'est souvent dans le rôle du bémol, de l'invité qui doit mettre les patins pour ne pas salir, et lever le doigt pour demander la parole. On le laisse parler par gentillesse, et on reprend ensuite, entre grandes personnes. Comme tous les invités étiquetés à gauche. Tiens, l'autre soir, je regardais Rokhaya Diallo, chez Pujadas sur LCI, dialoguant aimablement avec trois débatteurs, mâles blancs de plus de 60 ans. La conversation roulait sur la traque aux radicalisés. A un moment, elle a évoqué des «pratiques sécuritaires excessives». Pas des «violences policières». Des pratiques sécuritaires excessives. C'est ce que j'appelle la «fonction bémol». L'intervenant de gauche de moins de 60 ans admis dans le cercle doit apprendre à parler la langue locale. Où éborgnage ou mutilation se disent «pratique sécuritaire excessive».

Je me moque, mais j’aimerais m’y voir. Vous pénétrez dans ces endroits, il doit y avoir une odeur de droite collée aux murs, aux couloirs, aux canapés. Une odeur d’intrigue d’antichambre, de rumeur d’initié, de supériorité de ceux qui savent. Comme l’indéfinissable odeur d’oignon frit et de soupe aux choux, chez certaines vieilles personnes. L’odeur d’une vie. Rien à faire, on a beau aérer, désinfecter à la Javel, ça colle aux murs. La dernière fois que je suis entré à BFM, ce devait être il y a dix ans, qui patientait sur le canapé, à côté de moi ? Nadine Morano. Comme au musée Grévin, mais en vrai. Ça met dans l’ambiance. Je mets quiconque au défi d’improviser un «small talk» avec la statue vivante de Nadine Morano. Allez, après ça, lever la main sur le plateau, et expliquer que la véritable violence est la violence sociale. On pourrait appeler ça «le dispositif», toujours plus fort que toi.

Bref, on en est là. Comme la grenouille du bocal, on n’a pas senti l’eau bouillir ces dernières années, mais elle est carrément bouillante. On étouffe dans un bouillon de culture de syndicalistes policiers, d’essayistes réacs, d’éditorialistes de sites fantômes au financement opaque, parfois atrocement sympathiques et raisonnables. Comment en est-on arrivé là ? Au grand remplacement du journalisme par le ronronnement eugéniebastiesque ? Comment en est-on arrivé à ce stade où la CNews de Bolloré embauche un délinquant récidiviste, lui confie une case quotidienne d’une heure, et où personne ne proteste, parce qu’au fond, Zemmour n’est pas vraiment dissonant par rapport à la musique de fond ambiante ? Est-ce seulement une question d’audience ? La droite est-elle seulement plus bankable que la gauche ? Crie-t-elle plus fort ? Y a-t-il quelque part un dessein caché ? Que s’est-il passé ? Que nous est-il arrivé ?