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Blog «Géographies en mouvement»

En Suisse, la haine s’affiche

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La population Suisse s’apprête à voter pour les élections fédérales de 2019. Dans le canton de Vaud, la droite xénophobe se démarque avec une affiche sans équivoque, révélatrice des mythes alimentant l’idéologie du premier parti du pays.
https://www.ch.ch/fr/elections2019/
publié le 13 octobre 2019 à 16h18
(mis à jour le 13 octobre 2019 à 16h22)

Depuis quelques semaines, les rues de Suisse ont vu fleurir les affiches de campagne pour les élections fédérales. Le 20 octobre, chacun des 26 cantons désignera ses représentant·e·s aux deux chambres du Parlement. Pour le scrutin de liste désignant les élu·e·s au Conseil national, chaque mouvement applique sa recette: slogans, illustrations, portrait des têtes de liste, souvent une habile combinaison des trois. Dans le paysage lisse de la politique suisse, une affiche détonne, celle de la section «jeune» de l' UDC du canton de Vaud.

La mal nommée Union démocratique du centre s'est constituée au 20e siècle en garante des intérêts de la paysannerie suisse, avec un programme conservateur et une forte implantation dans les cantons protestants. Dans les années 1980 et 1990, le parti opère un virage à droite sous l'impulsion de l'emblématique Christoph Blocher. L'élu zurichois, homme d'affaires et magnat de la presse, entre soutien à l'apartheid sudafricain et campagne contre l'adhésion de la Suisse à l'ONU, pousse pour recentrer son parti sur la lutte contre l'immigration et le refus de tout rapprochement avec l'Union européenne – tout en défendant le libéralisme économique.

Islamophobie assumée et imaginaire antisémite

La présence sur les murs de Lausanne de la dernière affiche des Jeunes UDC vaudois en témoigne : la mue du vieux parti de droite en un modèle pour les mouvements xénophobes européens est achevée. Et la stratégie a payé, puisque le parti est arrivé en tête des élections au Conseil national lors des quatre derniers scrutins.

Que voit-on sur cette affiche? Une triple menace, avec au milieu du cadre une structure triangulaire qui attire l’œil. On reconnaît Greta Thunberg, en colère et les yeux rouges: frissons garantis. On devine, avec le crâne rasé, des lunettes, un sourire carnassier et un t-shirt bleu bardé d’étoiles jaunes, un technocrate européen (mais pourquoi le crâne rasé?). Mais comment ne pas penser, à la vue des dix doigts crochus prêts à nous saisir, nous et nos richesses, aux affiches de propagande antisémite, notamment françaises, des années 1930 et 1940? Et que dire du troisième personnage? Barbe, turban, rictus inquiétant: un salafiste, un terroriste, Mahomet lui-même? Ou n’importe quel musulman, prêt à mettre en péril le mode de vie suisse?

L'affiche d'une exposition parisienne de 1941 (https://www.histoire-image.org/fr/etudes/expositio...)

Ce flou interprétatif fait partie de la rhétorique de l'affiche. D'un côté, celle-ci désigne le danger et le nomme expressément dans le cas de l'Union européenne, «Bruxelles» servant de relais textuel au personnage du milieu. Nos représentations de l'espace se nourrissent de figures de style et, en l'occurrence, la capitale belge est ici une métonymie géographique désignant l'UE et, dans le même temps, la métaphore d'une Babylone moderne concentrant des dangers aussi puissants qu'abstraits de «violations de la Constitution». De l'autre côté, le doute plane. On suppose que l'«insécurité» a plutôt à voir avec le personnage de gauche mais on reste sur sa faim concernant Greta Thunberg, sans doute pas accusée de viols ni d'agressions, mais alors de quoi?

Ce lien elliptique entre l'image et le texte permet de brasser large parmi les paranoïaques de tout poil et crée avec les destinataires de l'affiche un lien de connivence: si vous faites partie de celles et ceux qui ont compris la situation, qui ont su identifier les multiples menaces pesant sur la Confédération, alors vous savez pour qui voter. Le texte central «Assez!», en très gros et très suisses caractères blancs sur fond rouge, enfonce le clou: le péril est déjà en la demeure, la Suisse fait face à des flux migratoires transitant par l'Europe, doit tolérer les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme et subit les assauts du «fascisme vert» qui voudrait limiter la circulation automobile en ville et taxer les entreprises pollueuses.

L’exception suisse

Reste que Thunberg, l’Union européenne et l’Islam ne sont que des ennemis de circonstance, raison pour laquelle il n’est pas besoin de décrire la nature du danger avec précision. Si les trois personnages de l’affiche et le texte qui les encadrent restent flous, c’est aussi qu’ils se contentent de relayer deux grands mythes alimentant les discours politiques – et pas seulement celui de l’UDC.

Premier mythe: la nation suisse, à la réussite sans égale, est une citadelle assiégée. L'anthropologue Emmanuel Terray a mis en évidence, dans la littérature de droite du 20e siècle, la récurrence de ce thème d'un ordre social menacé de toutes parts, d'une forteresse – occidentale, française, chrétienne, européenne, peu importe – sans cesse assaillie par des hordes barbares qui en voudraient à notre modèle démocratique, à nos libertés et à notre prospérité. L'extérieur, le «là-bas», est perçu comme une réalité pathogène et l'intérieur, l'«ici», vit sous la menace permanente d'une contamination qui remettrait en question son être. Une idée de contamination à prendre au sens propre, si l'on en croit une ancienne affiche des Jeunes UDC.

Mais à quoi s'attaquent sans relâche ces forces extérieures, mues par la rancœur et l'envie et contre lesquelles il faudrait «protéger les Suisses»? Elles s'en prennent à un modèle à nul autre comparable, fondement de la prospérité du pays. Voilà le second mythe, celui de la singularité helvétique, omniprésent dans le débat politique depuis le 19e siècle. Le terme allemand Sonderfall recouvre l'idée d'une nation se distinguant par un destin particulier, nourri de neutralité, de diversité linguistique et religieuse, de sens de l'effort et de démocratie directe. Autant de qualités soi-disant éternelles, héritées des temps médiévaux de la Suisse, censées protéger le pays des difficultés rencontrées par ses voisins européens.

Elles permettent surtout, et c'est la fonction des mythes, de naturaliser le réel: de tous temps, le modèle suisse aurait suscité les jalousies et des «Autres» hostiles auraient menacé l'intégrité de ce modèle. Ce travail de naturalisation, que théorisait Roland Barthes il y a plus d'un demi-siècle, permet de présenter le monde comme allant de soi. En l'occurrence, il évite d'interroger les conditions matérielles dans lesquelles la Suisse, en aucun cas déconnectée du reste du monde et, à bien des égards, de manière similaire à ses voisins, a forgé sa réussite économique.