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Libération
Chronique «Economiques»

De l’art ou du marché ?

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Les prix des œuvres peuvent flamber d’une façon qui semble encore plus irrationnelle que d’autres biens. La bulle spéculative érigée au rang de grand art ?
publié le 14 octobre 2019 à 19h21

Alors que jeudi s'ouvre à Paris, pour quatre jours, la Foire internationale d'art contemporain (Fiac, lire pages 24-25), le marché de l'art est en plein boom et ne cesse de dépasser ses propres sommets : après le «lapin» de Jeff Koons adjugé à 91 millions de dollars en mai, une grande toile de Banksy s'est vendue 11 millions d'euros la semaine dernière, l'artiste précisant non sans ironie dans un communiqué que «dommage, elle ne lui appartenait plus !».

Peut-on parler d’un «marché» de l’art ? En principe, un marché nécessite la disponibilité de nombreux biens similaires, entre lesquels des acheteurs potentiels peuvent choisir : tous les yaourts nature ne sont pas identiques, mais ils sont suffisamment proches pour être substituables par le consommateur, en particulier selon leurs prix. Or, chaque œuvre d’art est singulière. Néanmoins, deux œuvres d’art distinctes peuvent partager des caractéristiques : auteur, format, sujet lorsqu’il en existe… il y a donc une forme de substituabilité, et de marché.

Une autre caractéristique commune, si on exclut les installations éphémères ou les performances, aux œuvres d’art, réside dans leur durabilité. Or, pour tout bien durable, il est délicat de dire que le prix résulte de la rencontre d’une offre et d’une demande, car il est difficile d’en définir la valeur. En théorie, la valeur d’un bien durable est égale à la somme, actualisée, de tous les bénéfices qu’il produira dans le futur. Ainsi, la valeur d’un appartement serait réductible à la somme des loyers futurs ; de la même façon, la valeur d’une action serait égale à la somme des dividendes futurs. Pour une œuvre d’art, le bénéfice peut être lié à sa location à des musées, ou simplement au plaisir que le propriétaire retire de l’exposition de l’œuvre dans son salon. Après tout, il n’est pas impossible que l’une des motivations d’un acheteur soit liée au fait qu’il apprécie l’œuvre en question, qu’il aime la regarder et partager son goût avec d’autres. Le prix d’achat s’appuierait sur la valeur d’usage. Le fort dynamisme du marché de l’art révélerait une augmentation de cette valeur d’usage, à la fois par le nombre des nouveaux acheteurs issus de pays en forte croissance, et aussi par l’ouverture, à travers le monde, de très nombreux musées engagés dans la constitution de collections ou disposés à louer des œuvres, surtout lorsque la renommée de ces dernières permet d’attirer de nombreux visiteurs payants.

Toutefois, la valeur d’un bien durable aujourd’hui n’est pas seulement déterminée par la valeur d’usage ou le bénéfice que sa détention procure jusqu’à la revente, mais aussi par le prix auquel le bien pourra être revendu dans le futur. Les anticipations sur le prix futur jouent un rôle clé dans la détermination du prix aujourd’hui, et on peut s’interroger si la visée principale de nombreux acheteurs n’est pas spéculative. Cette logique de spéculation est poussée à l’extrême lorsque l’œuvre d’art est stockée par son propriétaire dans un coffre-fort ou un entrepôt sécurisé, sans être exposée, ni au public ni même à son détenteur : aucun bénéfice immédiat, la seule motivation d’achat est la possibilité de revendre plus cher demain. La déconnexion du prix de marché et de la valeur d’usage est un signe de bulle spéculative, où l’achat d’un bien est déterminé avant tout par la perspective de le revendre avant que la bulle n’éclate.

Dans une telle situation où la demande, et donc le prix, aujourd’hui dépendent du prix de demain, les anticipations sont centrales. Et, comme sur les marchés financiers, la manière dont les anticipations se coordonnent est assez mal comprise : dans certaines périodes d’euphorie, la croyance dans une hausse alimente la demande, et cette forte demande entraîne, justement, la hausse des prix. Ces «prophéties autoréalisatrices» sont au cœur du fonctionnement du marché de l’art, dont de nombreux dispositifs tendent à persuader que la cote de tel ou tel artiste va très certainement monter. Et comme la motivation spéculative cherche à détecter des œuvres dont le prix va exploser, l’enjeu est de coordonner les anticipations en soutenant la conviction que c’est cet ou cette artiste qui demain attirera tous les regards, et qu’il faut se dépêcher d’«en acheter» avant que cela ne soit trop cher. Dans cette dynamique favorable à l’émergence de quelques mégastars, quelques collectionneurs importants, quelques galeristes influents sont très observés par les autres acteurs : leur poids est tel que s’ils décident de collectionner un artiste, de nombreux acheteurs suivent leur décision, nourrissant ainsi la cote de cet artiste. Si l’art est aussi un marché, ce marché est loin d’obéir à des mécanismes purement concurrentiels.

Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Pierre-Yves Geoffard et Bruno Amable.