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Libération
Billet

Le sport fait son sévice militaire

Salut du joueur turc Merih Demiral à la fin de France-Turquie, le 14 octobre. (ALAIN JOCARD/Photo Alain Jocard. AFP)
publié le 15 octobre 2019 à 15h22

J'ai détesté le salut militaire des joueurs de foot turcs après leurs buts, ces derniers jours, autant que j'ai admiré Tommie Smith et John Carlos, athlètes noirs américains, brandissant leur poing ganté, en 1968.

Comment faire coexister ces deux pulsions tout aussi politiques l’une que l’autre, même si relevant d’opinions adverses ? En admettant que le sport n’a rien d’un sanctuaire, ni d’un cocon préservé des vents mauvais comme des zéphyrs émancipateurs. Et en reconnaissant que si les instances sont dans leur rôle en tentant d’interdire les prises de position trop flagrantes dans ces enceintes réservées, il n’y a aucune chance pour qu’elles réussissent à tenir en laisse les revendications nationales et religieuses, identitaires et sexuelles. Ces dernières prolifèrent à mesure que le sport devient un langage universel et que les sportifs exercent leur liberté d’expression, en adultes majeurs et vaccinés. Ils sont devenus des rôles modèles qui font exulter, vendre et acheter, mais aussi penser.

Par temps de paix, les nations ont toujours tenté d’instrumentaliser leurs représentants pour célébrer leur puissance ou leur particularisme. Guerre euphémisée, le sport continue à ânonner des rituels qu’on pouvait croire fatigués avant que les conflits retrouvent un mordant sanguinaire. Les médailles décernées ressemblent aux légions d’honneur accrochées post-mortem sur les cercueils des enfants tombés pour la patrie. Les hymnes entonnés et les drapeaux montés haut aux mâts de pavillon sentent la caserne.

Quand les orages de l’histoire grondent, les dictateurs et les autocrates forcent la note et suggèrent férocement une adhésion voyante quand les démocraties sont plus dans le soft power des émotions individuelles qui n’en sont pas moins efficaces.

En 1936, à Berlin, les athlètes aryens saluaient bras levé leur Führer qui s’éclipsait pour ne pas avoir à assister au triomphe de Jesse Owens, noir américain. Pendant la guerre froide, les deux blocs se sont affrontés sur les pistes et dans les stades, entre boycotts disqualifiants, stratégies dopantes et matchs sans aucun fair-play quand il s’agissait de faire triompher des visions idéologiques antagonistes.

A l’heure de l’agression d’Erdogan contre les Kurdes, les sélectionnés turcs se veulent supplétifs vindicatifs du conservatisme islamique d’Ankara qui est aussi un expansionnisme ottoman. Il est étonnant de voir comment ces millionnaires du cuir qui évoluent dans différents clubs européens et pourraient se vivre en exilés fiscaux de l’identité exhument une appartenance ancienne et se mettent en scène en petits soldats aux ordres.

J’ai toujours détesté ces démonstrations chauvines, et d’autant plus quand tonnent les canons. Permettez-moi de préférer les coureurs américains du 200 mètres, montant sur le podium de JO de Mexico en chaussettes noires, baissant la tête et dressant le poing contre leur pays, les Etats-Unis, qu’ils tenaient pour raciste. Rupture avec son pays bien plus difficile à vivre que de sangler sa jugulaire pour s’enrôler au côté du maître du jour.