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Libération
Chronique «Historiques»

Il faut libérer les objets Prouvé

La Fiac expose une maison démontable du grand designer. Imaginées pour les sinistrés de guerre lorrains ou les écoliers camerounais, désormais rafistolées, marchandisées et exposées, ces œuvres sont le nouveau conformisme des riches.
publié le 16 octobre 2019 à 20h06

A partir d'aujourd'hui, on pourra admirer place de la Concorde, dans le cadre du programme Hors les murs de la Fiac, une maison démontable conçue en 1944 par Jean Prouvé pour les «sinistrés de guerre» de sa Lorraine natale. Son prix n'est pas précisé, par pudeur peut-être. En 2008, l'une de ses Maisons tropicales dénichées à Brazzaville s'était vendu plusieurs millions de dollars à New York. Cet été encore, de modestes lames d'aluminium prélevées sur une école primaire du Cameroun ont atteint plusieurs milliers d'euros dans une salle de vente parisienne. Fulgurante d'intelligence matérielle et formelle, l'œuvre du designer traverse les lieux et les rêves du XXe siècle français, des colonies d'Afrique à la banlieue rouge, en passant par la reconstruction et les utopies des Trente Glorieuses. Les créations de Prouvé étaient indissociables d'un projet de progrès collectif ; vidées de leurs valeurs, elles sont le nouveau conformisme des riches, et se transforment même en chambre d'hôtel de luxe (1 700 euros la nuit dans une maison démontable). Peut-on rêver pour elles d'un autre destin ? Etre restituées aux pays africains ou aux écoliers de Villejuif ? Peut-on espérer leur voir reconnaître, comme aux ours blancs coincés dans les zoos, un droit à disposer d'elles-mêmes ?

Le triste rapatriement des Maisons tropicales de Prouvé a déjà fait couler beaucoup d'encre (voir le beau film de Manthia Diawara sur le sujet). Démontées à Brazzaville et à Niamey pour finir sous vidéosurveillance dans les réserves d'un collectionneur ou du centre Pompidou, les maisons d'acier et d'aluminium, pensées pour loger les petits fonctionnaires coloniaux, ont laissé un grand vide dans leur quartier d'origine (une dalle de béton où n'arrivent pas à pousser les manguiers). Comme elles, des conteneurs entiers de meubles, enveloppés de feuilles de bananier pour le voyage, ont pris le bateau. L'engouement des galeristes fut vorace : il ne reste sans doute pas la moindre miette de Prouvé en Afrique. Le problème n'est pas légal, ni même moral : tous ces objets ont été dûment négociés à des vendeurs consentants (voire heureux) sans que ne manque un tampon officiel. De ce point de vue, le marché du design mid-century est une industrie extractive comme les autres - on achète au Congo un fauteuil Prouvé comme une concession pétrolière. Certes cela pique un peu en plein débat sur les restitutions des objets d'art pillés en Afrique, mais il faut reconnaître aux galeristes du domaine flair, érudition, tact et esprit d'entreprise (et un peu de mauvaise foi quand même, puisqu'à lire leurs brochures il faudrait en plus les remercier pour services rendus à l'humanité). Et d'ailleurs le problème resterait entier si l'opération s'était faite à perte. Sont-elles à leur place, ces maisons Prouvé ? Que répondraient-elles si on leur demandait ?

Les objets «coloniaux» de Prouvé (c’est vrai aussi de ceux de Charlotte Perriand ou de Jeanneret) ont tous la même notice biographique : ils étaient laissés à l’abandon, n’intéressant personne, avant qu’on ne les découvre, qu’on les rafistole et qu’on les marchandise. C’est pour les protéger qu’on les a pris : structure narrative vieille comme l’Empire - on colonise les indigènes pour les sauver d’eux-mêmes (et protéger par là même leurs richesses naturelles et culturelles, qu’on échantillonnera au passage). La remarque vaut aussi pour les œuvres métropolitaines de Prouvé, toutes passées à la benne et menacées d’extinction avant que les marchands ne viennent les mettre en cage. Les voilà nettoyées, graissées, lustrées, brillantes d’un éclat de pierre tombale.

Comment rendre ces objets à eux-mêmes ? Peut-être, pour ceux qui en viennent, en les déposant dans un musée africain : ce serait un patrimoine «compliqué», qui ne parle ni de grandeur précoloniale ni de violence coloniale, mais d’un projet plus ambigu, qui fit naître ces objets d’un don sans contrepartie (le développement), suivi d’un abandon, au fil de l’effondrement des Etats africains, et d’une dépossession ultime par le marché mondial de la beauté et du luxe. Ou peut-être la vraie question est-elle de les restituer, non à des communautés, mais au temps lui-même ? De les rendre à l’histoire où ils furent projetés, tout droit vers l’au-delà moderne, qui fit d’eux de belles énigmes recouvertes de mousse, et qui se finit dans la poussière rouge des sous-quartiers de Brazzaville, où l’on fond l’aluminium des canettes de Coca-Cola ou des meubles Prouvé pour en faire des marmites ?

On pensera à tout cela, place de la Concorde. On nous répondra peut-être que la maison est exposée là pour faire réfléchir à la crise des réfugiés (l’art contemporain n’a peur de rien, surtout pas de sa propre obscénité). On y verra peut-être, si les voitures se mettent à tourner autour, une parodie des cabanes des gilets jaunes, elles aussi maisons communes inventives et provisoires, et passées comme Prouvé sous les bulldozers de l’histoire en marche.

Cette chronique est assurée en alternance par Manon Pignot, Guillaume Lachenal, Clyde Marlo-Plumauzille et Johann Chapoutot.