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Libération
TRIBUNE

L'Espagne, un Etat-nation en crise

Catalogne: vers l'indépendance?dossier
La condamnation de neuf leaders catalans le 14 octobre a provoqué des manifestations continues ainsi qu'un appel à la grève générale ce vendredi. Le futur gouvernement central qui sortira des élections générales du 10 novembre serait inspiré de repenser la politique de construction nationale.
L'autoroute menant à l'aéroport de Barcelone bloquée par les manifestants, lundi. (Pau Barrena/Photo Pau Barrena. AFP)
par Stéphane Pelletier, professeur agrégé d’espagnol et de civilisation hispanique contemporaine, université Paris-Est-Créteil.
publié le 18 octobre 2019 à 14h42

Tribune. La Cour suprême a rendu son verdict lundi, très attendu outre-Pyrénées, dans le procès qui aura duré quatre mois contre neuf leaders indépendantistes catalans, accusés de sédition et de malversation de fonds publics pour des faits qui remontent à octobre 2017. Les peines prononcées sont lourdes (entre 9 et 13 ans de prison) mais se situent en deçà de ce que le parquet avait requis. Le message du pouvoir judiciaire se veut néanmoins implacable : tolérance zéro envers ceux qui ont enfreint la loi qui interdisait expressément l'organisation d'un référendum d'autodétermination en Catalogne. Les neuf personnes condamnées étaient passées outre malgré les mises en garde réitérées du gouvernement central en arguant du droit des Catalans à décider de leur destin et en choisissant les urnes pour exprimer pacifiquement leur dessein.

Mais cette réponse ferme de la justice espagnole ne résout en rien le conflit catalan. Elle risque même de provoquer une suite de réactions courroucées de la part des quelque 2,5 millions de Catalans partisans de l’indépendance de leur nation, toujours privée d’un Etat propre. A leurs yeux, l’Etat central n’est plus à même de représenter cette communauté d’adhésion que devrait être la nation espagnole. S’agissant de plusieurs millions de citoyens, c’est un problème majeur pour la démocratie espagnole.

Ce qui se joue véritablement en Espagne n’est pas un problème d’organisation de l’Etat mais bien un problème qui renvoie au concept même de nation. En effet, nous assistons à l’échec cuisant de l’Etat-nation espagnol qui ne tient pas tant à son mode d’organisation, fût-il centralisé, fédéral ou confédéral, qu’à son incapacité à faire en sorte que tous ses citoyens se sentent membres à part entière d’une communauté d’appartenance.

Si le problème n’est pas nouveau dans l’histoire espagnole contemporaine et ne se limite pas au cas espagnol, la crise catalane actuelle ne fait que mettre en relief cet échec. Quelles en sont les causes ?

Les presque quarante ans de régime franquiste avaient eu un effet désastreux sur le processus de construction nationale en réprimant systématiquement les identités qui s’exprimaient à la périphérie. Pour des millions d’Espagnols, surtout à gauche et a fortiori au Pays basque et en Catalogne, la nation espagnole avait des relents dictatoriaux et était vécue comme un gros mot. L’Espagne démocratique, née de la Constitution de 1978, qui avait progressivement mis en place un système fortement décentralisé au début des années 80 avec la création de 17 autonomies, n’est pas parvenue à rendre cohérent un récit de nation inclusive. Les élites de la période de la transition démocratique (1976-1982) ayant échoué dans leurs politiques de construction d’une identité espagnole partagée, l’on a assisté à la multiplication des récits de nations alternatives (basque et catalane mais pas uniquement). Les politiques visant à raffermir les liens communautaires n’ont pas suffisamment été mises en œuvre, les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir préférant regarder du côté de la construction européenne. Enfin, la droite espagnole, incarnée par le Parti populaire, a jeté de l’huile sur le feu nationaliste en refusant catégoriquement de négocier en 2006 avec les élites politiques catalanes des statuts d’autonomie élargie. Cela aurait évité la radicalisation des nationalistes catalans et le passage de centaines de milliers de Catalans dans le camp indépendantiste, tout comme la désintégration à marche forcée de l’Etat-nation à laquelle nous assistons aujourd’hui. Les socialistes espagnols n’ont guère été plus inspirés à cet égard, il est vrai.

De la répression (dont on a mesuré en octobre 2017 à quel point elle pouvait être brutale) et du refus de dialoguer autour d'une table ne naîtra rien de bon. Le futur gouvernement central issu des élections générales du 10 novembre prochain, si l'Espagne parvient enfin à dégager une majorité claire aux Cortes, serait bien inspiré de repenser entièrement sa politique de construction nationale au risque de voir la maison Espagne perdre bientôt une partie de sa charpente ! Les réactions qui se produisent en Catalogne nous disent peut-être qu'il est déjà trop tard.

Auteur de Une histoire de la transition démocratique en Espagne, EME éditions, juillet 2019.