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Libération
Chronique «La cité des livres»

La nation contre le nationalisme

Chronique «La cité des livres»dossier
Ni populiste ni eurosceptique, David Djaïz montre que l’échelon national reste indispensable pour penser la solidarité, l’écologie ou le progrès.
publié le 22 octobre 2019 à 18h26

Réhabiliter la nation… Voilà une idée qui fleure bon le souverainisme antieuropéen, le chevènementisme, voire le national-populisme. Telle n’est pas, pourtant, l’idée de David Djaïz, brillant rejeton de l’école républicaine, qui propose de rétablir, dans l’architecture des pouvoirs, entre l’échelon local et la référence européenne, la légitimité et l’importance du niveau national. Normalien et énarque, il s’est déjà signalé, entre autres, pour avoir obtenu au baccalauréat une moyenne de 19,87 ; il fait désormais, comme Macron avant lui, ses classes à l’Inspection des finances.

Nul nationalisme dans son plaidoyer, ni hostilité envers l’Union européenne, et encore moins de populisme. C’est au contraire pour ne pas laisser la nation aux intolérants et aux «illibéraux» qu’il en fait l’éloge. Fruit de nombreuses lectures et d’une réflexion approfondie, son livre se situe plutôt dans la mouvance d’une gauche réaliste et réformiste, dont on dit qu’elle n’a plus d’idées, et dont Djaïz démontre qu’elle peut au contraire inspirer des réflexions neuves et pertinentes.

Funestes années 80, qui ont vu une classe dirigeante gagnée au libéralisme modifier, ou rompre, le compromis national conclu à la Libération, et ouvrir sans précaution les vannes d'une mondialisation sans digue ni berges. On en connaît le bon résultat : le recul de la misère dans les pays du Sud et l'émergence concomitante d'une classe moyenne nouvelle dans ces pays jusque-là sous-développés. On en éprouve tous les jours le mauvais côté : la mise à l'écart des classes populaires et moyennes dans les pays riches, la stagnation de leur pouvoir d'achat et leur sentiment croissant de dépossession. Les élites saute-frontière ont fait de facto sécession ; la masse de la population a perdu ses repères traditionnels en constatant que les responsables politiques perdaient peu à peu la maîtrise du destin commun, dominé de plus en plus par des courants mondiaux sans contrôle. L'ouverture croissante des économies et des sociétés s'est doublée d'un transfert de pouvoir des Etats nationaux vers une foule d'institutions non élues composées d'experts, de fonctionnaires internationaux ou de magistrats, tous gagnés au libéralisme, qui ont enserré les élus du peuple dans un maquis de règles contraignantes établies hors de la souveraineté populaire et privé les gouvernements légitimes des leviers propres à orienter la marche des nations. Grandes perdantes de la mondialisation, privées d'influence sur la vie démocratique, livrées à des courants mondiaux sur lesquels leurs représentants avaient de moins en moins de prise, les classes populaires cherchent désormais le retour en arrière en soutenant les leaders nationaux-populistes qui leur promettent de «reprendre le contrôle», selon le slogan simpliste mais efficace inventé par les Brexiters au Royaume-Uni.

Or les nations qu’on a déclarées obsolètes ou inaptes, écrit Djaïz, gardent une existence tangible. Elles forment des communautés historiques, linguistiques et culturelles résistantes et toujours révérées ; elles sont le lieu de déploiement de la solidarité entre classes sociales et entre régions, sans laquelle le sort des classes populaires est gravement compromis ; elles forment enfin le territoire le plus reconnu par les peuples pour faire fonctionner la démocratie représentative, seul pilier solide de la légitimité. David Djaïz propose de leur rendre leur rôle, non en tournant le dos à l’Europe, mais en définissant plus clairement les prérogatives d’une Union démocratisée, face aux Etats qui restent les garants du destin commun. Il demande en parallèle une redéfinition civique de l’Etat-providence par une participation populaire et une meilleure redistribution du revenu - mais aussi du capital, dans le même esprit qu’un Piketty - qui rénoveront les ressorts de la solidarité et rendra progressivement aux plus démunis un sentiment de sécurité et une meilleure confiance dans l’avenir. Ainsi les nations rendues à elles-mêmes seront plus à même de lutter contre les inégalités, de piloter dans la coopération internationale la nécessaire transition écologique, de faire revivre les procédures démocratiques à un échelon compréhensible par tous.

Bien sûr - et c’est sans doute la faiblesse du livre, même s’il s’en défend -, Djaïz néglige quelque peu le risque de voir ce retour des nations s’opposer à la construction européenne et de faire reculer par un rétablissement des frontières la culture de coopération qui est la face positive de la mondialisation, au moment où les défis du siècle nouveau, écologiques, sociaux ou migratoires se situent par nature à l’échelle internationale. Mais le rappel du caractère national des légitimités démocratiques, mises à mal par l’obsessionnel libéralisme des institutions internationales, ramène les progressistes à la réalité. C’est un fait que la simple exaltation de la démocratie locale, alliée à la naïve utopie d’un gouvernement planétaire dont on cherche vainement les prémices dans un monde chaotique, prive de leviers et d’outils n’importe quel projet d’émancipation. Le progrès a besoin d’un socle démocratique sur lequel s’appuyer. La nation le lui fournira-elle ? Voilà au moins un sujet urgent de débat dans la recherche d’un nouvel horizon pour les peuples déboussolés tentés par la démagogie populiste.