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Libération
TRIBUNE

Piñera, (in)digne héritier de Pinochet

Berceau et modèle de la globalisation néolibérale, le Chili doit être pensé comme un cas annonciateur des mutations politiques et sociales mondiales.
Des manifestants brandissent un montage du portrait d'Augusto Pinochet et de Sebastian Pinera lors d'une marche à Santiago le 23 octobre 2019. (PABLO VERA/Pablo Vera. AFP)
par Olivier Compagnon, historien, Chloé Nicolas-Artero, géographe et Manuel Suzarte, historien. Chercheurs au Centre de recherche et de documentation des Amériques (Creda), Paris-III
publié le 24 octobre 2019 à 18h46

Les investisseurs du monde entier et autres spécialistes du risque-pays le savent : le Chili est une valeur sûre. Depuis le «miracle économique» des années 70-80, enclenché par l'arrivée de jeunes économistes formés à l'université de Chicago dans l'entourage du général Pinochet, la «bonne gouvernance» n'y a pas connu d'écart majeur. Terrorisés par l'hypothèse d'un retour des militaires après une transition qui leur avait laissé des prérogatives exorbitantes, les démocrates-chrétiens au pouvoir dans les années 90 respectèrent les règles cardinales de la potion monétariste qui avaient transformé le Chili en un espace de croissance durable, épargné par le chômage de masse, alors que le Premier Monde sombrait dans une crise interminable au lendemain du choc pétrolier de 1973. Strict contrôle de l'inflation afin de stabiliser les variations monétaires, baisse des dépenses publiques pour contrôler le déficit budgétaire, privatisations et réduction drastique des attributions de l'Etat : telles sont les lignes directrices de la politique économique, statufiées par ledit «consensus de Washington», qui se sont perpétuées à Santiago depuis presque un demi-siècle et ont achevé de convaincre les institutions internationales que le keynésianisme avait fait long feu. Lorsque les contraintes électorales de la démocratie firent que des socialistes gagnèrent le pouvoir, à l'instar de Ricardo Lagos en 2000 et de Michelle Bachelet en 2006 et en 2014, l'on fut vite rassuré : l'ombre de Salvador Allende et de sa voie chilienne vers le socialisme ne planaient plus sur eux depuis longtemps puisqu'aucune tentative sérieuse de restauration d'un Etat social ne fut entreprise. Réélu pour un second mandat en 2018 après une première présidence entre 2010 et 2014, Sebastián Piñera incarne en tout ce Chili ancré dans le nouveau monde du XXIe siècle : ex-économiste à la Banque mondiale, chef d'entreprise multimilliardaire dont la réputation est à peine ternie par quelques scandales de corruption, propriétaire de la chaîne de télévision Chilevisión et du club de football de Colo-Colo, le «Berlusconi chilien» a eu la lucidité de voter «non» au référendum de 1988 visant à prolonger le mandat du dictateur, mais a tout de suite rallié les rangs de la très conservatrice Union démocrate indépendante en soutenant la campagne présidentielle de Hernán Büchi, ex-ministre de l'Economie de Pinochet. Parvenu au pouvoir vingt ans plus tard, il n'a eu de cesse d'incarner l'exemplarité gestionnaire dont se nourrit goulûment le «Jaguar chilien» tout en concédant de timides avancées sociétales comme la reconnaissance des unions homosexuelles.

Depuis quelques jours, Santiago est à feu et à sang après que le gouvernement a annoncé une augmentation des tarifs du métro. Une goutte d'eau de quelques centimes d'euros qui fait déborder un vase déjà trop plein. Sans qu'aucun parti ou syndicat n'y aient particulièrement appelé, les émeutes se sont multipliées et rappellent, par leur spontanéité aussi bien que par leur radicalité, le «Caracazo» vénézuélien de 1989 ou la crise argentine de 2001. Et le mouvement ne semble pas devoir s'arrêter là bien que le gouvernement, apeuré par le déferlement de «délinquants» dans l'espace public, ait suspendu la hausse de tarif programmée, ait ouvert des négociations (avec les chars de son armée de terre dans la rue toutefois…) et semble décidé à distribuer quelques miettes de la prospérité des dernières décennies. En vérité, bien au-delà du coût des transports, ce sont des services publics que réclame la population insurgée qui voit une bonne partie de ses revenus engloutis dans les tarifs devenus prohibitifs de l'électricité, du gaz ou de l'eau, qui observe une marchandisation croissante de la vie quotidienne et qui se trouve asphyxiée par un endettement des ménages devenu indispensable pour répondre aux besoins essentiels. Il est aussi devenu commun, au Chili, que l'on emprunte à long terme pour faire des études supérieures tant l'Etat a renoncé à assurer au plus grand nombre un accès démocratique et un tant soit peu égalitaire non seulement à l'éducation, mais encore à la santé ou à des retraites décentes. A la croissance qui a permis de réduire la pauvreté fait pièce, de fait, un niveau record d'inégalités que les statistiques du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) attestent : depuis l'indice de Gini mesurant la déviation de la répartition des revenus des individus ou des ménages d'un pays par rapport à une répartition parfaitement égale (0,47 contre 0,31 en moyenne dans les pays de l'OCDE) jusqu'au ratio de Palma exprimant le rapport entre le revenu des 10 % supérieurs et celui des 40 % inférieurs (2,8 contre 1,3 en Italie). Les émeutes qui secouent le Chili sont le symptôme d'une société devenue l'une des plus clivées du monde, qui dit non à un modèle de développement ayant institutionnalisé la précarisation de la majorité. Dans ce contexte, la réponse du président Piñera est explicite et en dit long sur la vague autoritaire qui parcourt l'Amérique latine de Santiago jusqu'à Brasília. En assimilant la conflictualité sociale à une «guerre» interne et en criminalisant les manifestants, celui qui a commencé à bâtir sa fortune durant les années sombres de la dictature s'inscrit dans la continuité de la rhétorique militaire qui, au lendemain du 11 septembre 1973, avait désigné les soutiens de l'Unité populaire comme des «ennemis de l'intérieur». En établissant l'état de siège et en utilisant des techniques de répression héritées des régimes de sécurité nationale, il renvoie aux pratiques les plus violentes du terrorisme d'Etat et apparaît plus que jamais comme un héritier en ligne directe de Pinochet. Menacé dans ses fondements par un mouvement social qui s'étend peu à peu à l'ensemble du pays, l'un des modèles néolibéraux les plus orthodoxes du monde n'hésite donc pas à jouer avec les frontières communément admises de la démocratie. Or, parce qu'il fut le berceau et le modèle de la globalisation néolibérale dès les années 70, le Chili doit bien être pensé comme un cas paradigmatique et possiblement annonciateur de mutations sociales et politiques loin de se limiter à la seule Amérique latine.