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Libération
Chronique «Résidence sur la Terre»

Voyager à l’ère de l’anthropocène

Chronique «Résidence sur la terre»dossier
publié le 25 octobre 2019 à 19h16

Alors voilà, on est parti. Un aller simple, sans date de retour précise. Du Népal à l’Indonésie, en passant par l’Inde, le Sri Lanka, la Birmanie, la Chine, le Japon. On pourrait chercher des motifs, des buts, mais ce serait mentir, en réalité il n’y en a jamais qu’un seul : le goût de se déplacer dans l’espace. Voir, éprouver, s’éprouver. Il y a des pays, il y a des îles, pourquoi ne pas aller voir ? Retrouver l’usage de ses mains, de ses pieds. L’infinie sensation de liberté. Disparaître un peu. Comprendre, ne rien comprendre. Etre fouetté, se perdre. Inventer un temps à soi, neuf, malléable. Alors pour tout ça, on repart.

On essaiera donc, dans cette chronique, d’envoyer quelques instantanés de ce voyage, d’un monde en surchauffe, fabuleux, horrifique. Des cartes postales numériques, des choses vues. Et quelques questions peut-être, dont voilà la première : comment décemment vouloir encore voyager en 2019, sur cette Terre déjà à bout de souffle, qui croule et plie sous les assauts des milliards de touristes (1,4 par an, exactement) ? Le touriste est laid, lourd, emprunté, et je suis l’un d’eux. Comment avoir la vulgarité de se mettre de son plein gré dans des situations délicates, quand des millions de personnes sont jetées chaque jour sur les routes, sans choix ni bagages ? Et pourtant, oui, on monte dans ces avions qui nous tuent un peu plus, on fait trembler les sols, on repart.

Peut-être parce qu’on a la faiblesse de croire au voyage comme laboratoire où réinventer une manière flottante d’être au monde, légère, nomade, où réfléchir à de nouvelles manières d’habiter l’espace et le temps. Vaste programme, certes, hors de notre portée - on ne cherchera dès lors pas de réponses, à peine quelques questions. Comment loger sur cette Terre que nous avons foutue en l’air ? L’immense défi d’aujourd’hui se situe là, tout autant que dans les solutions économiques, énergétiques et sociales à apporter.

On pourrait parfaitement, avec un peu d’imagination, inventer de nouvelles manières de nous déplacer sans défoncer les sols et l’air, sans laisser de traces. L’avion est certes un problème (autour de 3 % des émissions de gaz à effet de serre globales), mais il n’est pas tout. Le voyageur, s’il le souhaite, ne produit pas, ne consomme guère, il ne participe pas à la marche furieuse du monde, il se tient légèrement à côté. La crise écologique ne doit pas être une manière de restreindre le champ, de ne plus aller voir, de vivre et penser petit. Il faudrait parvenir (on verra bien comment) à danser sur nos deux pieds, l’étroit et le large, la nécessaire réduction et l’ouverture salvatrice.

C'est cela, surtout, dont on rêve : une manière d'habiter le monde qui ne soit plus de l'ordre de la conquête, du quadrillage, de l'exploitation, ce à quoi nous avons dédié nos forces depuis des millénaires. Avant cela, l'australopithèque puis les premiers Homo erectus et sapiens s'étaient consacrés au mouvement, à la chasse et à la cueillette, ils se déplaçaient sans détruire ce qu'ils avaient devant eux. Ça n'a pas duré, et ce n'était en aucun cas un âge d'or, mais nous avons conservé dans notre génome cet étrange et mystérieux désir de déplacement, dont on ne saura jamais s'il est de l'ordre de la curiosité, de la soif de domination, de l'élan ou du réflexe. En tous les cas il est là, il nous pousse dans le dos, et peut-être porte-t-il en lui une partie de la solution : être et non plus avoir, flotter plutôt que peser, aimer disparaître autant qu'exister, se fondre dans le paysage plutôt que l'occuper. Arpenter cette Terre qui nous échappe pour tenter de la comprendre. Il nous faudrait, pour tout repenser, associer la pensée et l'action, comme lorsque le passionnant Baptiste Morizot part Sur la piste animale et les traces des grands fauves, inventant une nouvelle éthique de l'écoute, du respect et de la connaissance à partir du pistage. Sa manière de lier cosmologie et terrain, Leibniz et les loups, est une belle voie à suivre. Reste à inventer son corollaire plus ordinaire, une simple marche dans le monde ; s'approcher des ormes et des aigrettes, connaître les choses sans les heurter. Dans la légendaire inadéquation entre son désir et ses actes, l'homme a inventé le tourisme de masse, l'exact contraire de la délicatesse requise ; il voulait voir le monde, il le détruit à nouveau, et autrement. Visiblement, on n'apprend guère.

Il y a des îles, des mers, des plaines, et il y a nous, là, au milieu, imbéciles et patauds. Quel nouveau rythme adopter ? En mettant un pas devant l’autre, dans des chemins de traverse inattendus, excentrés, à nous de l’inventer.

Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone».