L’argent ennemi de l’art… L’idée vient spontanément à l’esprit, tant le commerce semble antinomique avec la création, tant le calcul froid et l’émotion esthétique paraissent s’opposer. Et pourtant… Les amateurs d’histoire se souviendront qu’à la Renaissance, c’est l’insolente prospérité financière des cités marchandes, Florence, Venise ou Amsterdam, qui a fourni une bonne part de ses bases matérielles à l’extraordinaire floraison artistique des années 1400 et 1500, que c’est la munificence des marchands, des banquiers, des familles dominantes d’Italie ou des Flandres qui a financé les peintres, les sculpteurs, les architectes de cette époque profuse. Ou que les grandes fondations américaines, Rockefeller, Guggenheim et quelques autres, ont présidé au premier chef à l’essor de la création américaine et mondiale. L’argent, une fois accumulé, cherche le prestige et engage souvent une métaphysique course contre la mort pour laisser derrière lui une trace plus noble que des usines, des bureaux, des bilans et des cours de Bourse. Ainsi, la richesse s’anoblit en subventionnant l’art. Au risque de domestiquer la création et de réduire l’artiste à la condition d’un client docile.
Pour étudier dans sa version contemporaine cet affrontement, qui est aussi une alliance, douteuse ou fructueuse, Jean-Gabriel Fredet, journaliste au long cours de l'Obs et de Challenges, au croisement de la culture et de l'économie, raconte comme dans un roman la lutte très acharnée des deux premiers mécènes français, François Pinault et Bernard Arnault. Concurrents sur le marché du luxe, ces deux condottieres de la fortune se livrent une bataille tout aussi âpre pour parvenir au pinacle du mécénat, sans jamais perdre de vue leurs intérêts sonnants et trébuchants. Savant calcul qui annexe la création à la stratégie de ces deux multinationales du luxe ? Ou goût sincère pour les artistes qui les conduit à une carrière de collectionneur, risquant gros pour le plaisir tout personnel de posséder les meilleures œuvres du temps ? Les deux, dit Fredet, ce qui fait toute la complexité de cette guerre des ego qui est aussi une guerre du goût.
Autodidacte, patron de PME breton et enraciné, à mille lieues dans sa jeunesse du monde enchanté des galeries et des ateliers d’artistes, François Pinault a longuement développé sa connaissance de l’art contemporain, dont il est devenu un expert reconnu en même temps qu’un tycoon redouté. Fasciné par la création, il a consacré une bonne part de sa fortune à l’achat d’œuvres d’aujourd’hui, avec une paradoxale préférence, lui, le capitaliste chiraquien installé dans le gotha des milliardaires, pour les artistes qui dérangent, qui provoquent, qui font de leur travail, en même temps qu’une recherche exigeante, un acte d’accusation contre les tares de la société marchande.
Polytechnicien issu de la bourgeoisie du nord, pianiste confirmé, mais aussi corsaire téméraire de l'industrie, qui a bâti un empire mondial à coups de rachats audacieux et grâce à une gestion au couteau, Bernard Arnault a d'abord préféré les créations plus consacrées, les tableaux et les sculptures légitimités par le temps, nés en général dans la première moitié du XXe siècle. Puis au fil des visites de galeries et de musées, des achats et des rencontres, il a lui aussi soutenu la création la plus contemporaine à travers la Fondation Louis-Vuitton, dont les collections se mélangent intimement avec ses achats personnels.
Avec une précision minutieuse, Fredet conte ces deux ascensions concurrentes, leurs batailles perdues et gagnées, détaillant les voies et moyens de ces collectionneurs aux poches profondes, pour une exploration vivante de cette jet-set artistique et internationale qui forme un monde à part dont le public connaît seulement les expositions muséales et les galeries, où s’entrechoquent la création la plus novatrice et l’ambition la plus acharnée. On entre dans les coulisses du marché de l’art, on comprend les arcanes du mécénat privé, on pénètre les tractations complexes qui ont conduit Pinault à abandonner son projet de musée sur l’île Seguin pour se replier à Venise, au palais Grassi et à la Douane de mer, pour revenir en force à l’ancienne Bourse du commerce au cœur de Paris, ou celles qui ont préparé l’érection la Fondation Louis-Vuitton conçue par Frank Gehry dans l’ancien Jardin d’acclimatation.
Pur mécénat ? Certes non. François Pinault sait parier sur les œuvres d’avenir et revendre à point nommé, réinvestissant aussitôt dans des artistes en devenir. Il a surtout acquis Christie’s, l’une des deux grandes maisons de ventes de la planète, ainsi que des lieux d’exposition prestigieux à Venise et à Paris, ce qui lui permet de faire adouber les créations qu’il veut valoriser et de les faire vendre par la société qu’il possède, maîtrisant les trois pôles du marché. Bernard Arnault, aux passions artistiques tout aussi vives, a choisi le véhicule de la fondation, fiscalement plus avantageuse, et complément prestigieux au possible du commerce du luxe.
Faut-il s’en plaindre ? Jean-Gabriel Fredet ne parvient pas à trancher. Certes, l’art décore des multinationales surpuissantes et doit composer avec les stratégies de la finance. Mais il est orienté par un goût sûr, qui ménage la liberté des créateurs et surtout par des fortunes qui viennent compléter les failles financières d’un Etat français aux ressources trop limitées pour jouer seul le rôle de mécène international sur un marché ultra-compétitif. François Pinault et Bernard Arnault y ont gagné prestige et postérité, seraient-ils fragiles. Mais Paris en hérite deux musées supplémentaires qui ouvrent au public un nouvel accès à la création la plus contemporaine. Eternelle ambiguïté de l’économie de marché.