Questions à Elara Bertho, chargée de recherches au CNRS (Les Afriques dans le Monde), Catherine Mazauric, professeur de littérature contemporaine d'expression française, Aix-Marseille Université (Centre interdisciplinaire d'étude des littératures d'Aix-Marseille), et Cécile van den Avenne, professeur de sociolinguistique, Paris 3 – Sorbonne Nouvelle (CLESTHIA), commissaires de l'exposition.
Qu'appelle-t-on la bibliothèque coloniale ?
La « bibliothèque coloniale » reprend une expression de Valentin Yves Mudimbe, dans son ouvrage The Invention of Africa, qui désigne un ensemble textuel produit en Occident représentant l'Afrique et les Africains et qui a servi de base à la production d'un savoir théorique mais également pratique sur cette partie du monde. Dans l'exposition, nous nous sommes servies de cette notion pour désigner une multitude de matériaux et de textes : des récits d'officiers, de la littérature coloniale, des mémoires de fin d'études… Toute cette production textuelle a contribué à forger une image discursive de l'Afrique.
Les Archives nationales d'Outre-Mer contiennent dans leurs fonds les archives spécifiques de l'Enfom (École nationale de la France d'outre-mer) dite aussi « École coloniale », formant depuis 1889 les fonctionnaires appelés à servir dans les différents pays de l'Empire. Ce très riche fonds donne une idée de cette bibliothèque coloniale en construction. Ce fonds illustre également comment la littérature de voyage singulièrement, était utilisée comme source d'étude à l'École : les élèves étaient en effet invités à lire Les paysans noirsde Robert Delavignette, ou bien des auteurs aujourd'hui oubliés comme Robert Randau (Le chef des porte-plume, roman de la vie coloniale), Hippolyte Pharaud (Pellobellé, gentilhome soudanais), André Demaison (Diato, Histoire de l'homme qui eut trois femmes et qui en mourut). On retrouve ensuite des mémoires d'élèves incités à étudier « la psychologie indigène » en prenant pour source ces mêmes récits coloniaux. L'exposition montre quelques-uns de ces mémoires : l'étudiant Antoine Tola écrit par exemple en 1932 un mémoire intitulé « La psychologie indigène dans Diato, de A. Demaison ».
Quels miroirs peut-on trouver entre cette bibliothèque coloniale et les écritures africaines ?
Cette bibliothèque coloniale a été remise en cause, détournée, pastichée, parodiée par plusieurs générations d'auteurs africains. L'exposition souhaite montrer quelques-unes de ces réponses, en retour, des écrivains. La littérature devient alors un lieu de réflexion sur les discours produits sur l'Afrique, et un potentiel lieu de writing back,pour reprendre le terme des études postcoloniales qui décrit une écriture « en retour ».
Un bon exemple de cette écriture en retour est celui de l'explorateur français Aimé Olivier de Sanderval et de l'écrivain guinéen Tierno Monénembo. Aimé Olivier de Sanderval effectua de nombreux voyages dans le Fouta-Djalon (Guinée actuelle) de 1880 à 1914. Durant ses expéditions, il rédigea plusieurs carnets de notes qui serviront de matériau pour des récits publiés une fois de retour en France. En 1882 paraît ainsi De l'Atlantique au Niger par le Foutah-Djallon, carnet de voyage. Ces récits dits « d'exploration » décrivent la vie des Peuls à la fin du XIXesiècle et sa propre tentative de se bâtir un royaume personnel sur le plateau de Kahel. Il y réussit en partie puisqu'il arriva à se négocier l'octroi de terres, le titre de « roi » et le droit de battre monnaie. Un quartier de Conakry porte toujours son nom actuellement : « Sandervalia ».
Qu'est-ce que le «véritable roman nègre» de Maran et comment décrire l'éclosion des littératures africaines et francophones entre les années 1920 et 1950 ?
En 1921, René Maran publie Batouala,sous-titré Véritable roman nègre, pour lequel il obtient le prix Goncourt – le premier prix Goncourt attribué à un écrivain issu des vieilles colonies – la même année. Le récit adopte le point de vue du héros éponyme, Batouala, chef d'un village africain,qui nous livre sa vision du monde colonial, dépeignant des colons violents, exploiteurs et sans moralité dans un pays d'Afrique qui doit beaucoup à l'Oubangui-Chari où Maran fut fonctionnaire. Ce roman fitl'objet de violentes critiques et suscita une vive polémique, qui prit forme dans la presse, dans des correspondances ou dans la publication de « contre-récits », proposant une vision plus « positive » de la colonisation française. Ainsi, René Trautmann, se prévalant de son titre de « Médecin-major de 1èreclasse des Troupes coloniales » publia, en 1922, Au pays de Batouala. Noirs et Blancs en Afrique, dédicacé « A mes deux amis, les gouverneurs des colonies, Merlet et Marcel Olivier, deux «Africains» profondément pénétrés du sentiment de leurs devoirs, intimement convaincus de la grandeur de notre œuvre coloniale. » Et en 1923, Gaston Joseph (1884-1977), administrateur colonial en Côte d'Ivoire, publia quant à lui Koffi, roman vrai d'un Noir, pour lequel il obtint le Grand Prix de littérature coloniale.
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