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Chronique «Politiques»

La crise des démocraties européennes

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Allemagne, Italie, et Espagne dimanche dernier… les partis d’extrême droite progressent presque partout. Contrairement à ce que prétendent les populistes, la solution est plus que jamais à l’échelle de l’Union européenne.
publié le 13 novembre 2019 à 17h06

La mémoire n’est plus un frein. Dimanche dernier, l’Espagne, votant aux élections législatives pour la quatrième fois en quatre ans, a vu le parti d’extrême droite Vox atteindre les 15 %, doublant le nombre de ses élus. Le spectre de l’abominable guerre civile qui a abouti à la dictature du général Franco ne constitue plus une dissuasion suffisante.

En Allemagne, l'AfD (extrême droite) progresse de scrutin en scrutin. Là non plus, le souvenir du IIIe Reich, pourtant la quintessence de l'horreur absolue, une tache monstrueuse sur l'histoire de la nation germanique, ne décourage pas de libres citoyens de choisir un retour vers l'enfer.

En Italie même, l’empreinte de Mussolini émerge peu à peu du populisme cocardier de Matteo Salvini. Franquisme, nazisme et fascisme ne sont plus ce plafond de verre qu’ils ont longtemps formé.

En Europe du Nord et de l’Est, libérée plus récemment du joug soviétique et de sa société totalitaire, c’est une amère floraison de régimes «illibéraux» qui émerge. Nationalistes, autoritaires se moquant éperdument de l’Etat de droit et des libertés, de la justice, de la presse ou des universités, ils emploient les généreux subsides de l’Union européenne (UE) pour installer des pouvoirs brutaux, persécuter les oppositions et insulter la candide Europe. Une demi-douzaine d’Etats membres de l’UE relèvent désormais de cette sous-démocratie.

Si l’on ajoute à cela le fonctionnement ubuesque de la vénérable Chambre des communes britannique depuis trois ans et l’ascension de Boris Johnson, un populiste aussi cynique que pittoresque, aussi menteur et démagogue qu’intelligent et comique, si l’on observe l’embourbement inéluctable de la «grande coalition» dirigée par une Angela Merkel épuisée, si l’on considère l’extrême fragilité de la majorité parlementaire italienne et l’introuvable majorité du gouvernement espagnol, difficile d’ignorer l’existence d’une profonde crise des démocraties parlementaires européennes.

D’autant plus que s’y ajoutent encore des tentations séparatistes (Catalogne, Ecosse, Flandre belge) et qu’en France, la solidité des institutions présidentielles n’empêche pas la profonde insatisfaction de la société et le sentiment très répandu qu’ici aussi la démocratie fonctionne de plus en plus mal. Depuis les années 30, le Vieux Continent n’a pas connu pareille fragilité, pareille vulnérabilité, pareille incertitude.

Naturellement, le poids de la grande crise de 2008, sous-estimé sur le moment mais dont les effets se sont fait sentir dix années, a provoqué des pressions sur le pouvoir d’achat, sur l’emploi, sur les investissements publics. L’Europe en sort à peine et la France comme toujours, a d’abord mieux résisté grâce à son modèle social, avant de se relever plus lentement que les autres, à cause de son modèle social. Cette crise-là, a entraîné partout en Europe une vague de mécontentement, d’anxiété et finalement de doute sur le bon fonctionnement de la démocratie. Elle n’épuise cependant pas le sujet. La grande vague d’immigration qui a culminé en 2015 y a beaucoup contribué, elle aussi, ne serait-ce que parce qu’elle coïncidait avec l’impact de la crise économique. Elle a créé de l’angoisse, notamment chez les plus exposés, et a ouvert des brèches dans lesquelles se sont engouffrés populisme et nationalisme. La chronologie sur ce point est limpide. L’horreur des attentats à Madrid, à Londres, à Paris, a encore accru la vulnérabilité des peuples et des gouvernements eux-mêmes. Une aubaine pour les démagogues.

Au-delà de ces motifs spécifiques, existe cependant un terreau bien plus large, fait d’inquiétude et d’incompréhension, de doute et de ressentiment, qui frappe toute l’Europe. Rarement autant de facteurs déstabilisants ont coïncidé. La révolution technologique inquiète profondément, surtout les moins qualifiés, et ce d’autant plus qu’elle bénéficie surtout aux Etats-Unis, à la Chine à Israël mais que l’Europe peine à s’y adapter. Par ailleurs, la guerre commerciale déclenchée par Trump, les foyers de guerre, le réarmement russe, la puissance militaire américaine et chinoise donnent aux Européens le sentiment d’être nus. Le vieillissement de la population européenne, contrastant cruellement avec l’exubérance démographique des autres continents, contribue lui aussi à cette sourde anxiété. Si l’on y ajoute une évolution des mœurs et de l’éthique qui se produit au grand galop, le sentiment des démocraties européennes d’être submergées par les métamorphoses se comprend. La réponse devrait logiquement passer par une refondation de l’Union européenne, puisque les problèmes se posent à cette échelle. Mais il y faudrait de la détermination et de la cohésion…