Aujourd'hui, il est poète. Hier, il se campait en «travailleur du souvenir» éclairant les bas-fonds de l'histoire de la Chine. Toujours, Liao Yiwu a été chroniqueur acéré d'un «empire colonisateur», comme il le nomme, qui broie ses enfants en insultant l'avenir, en «promettant la prospérité sans la liberté» disait-il à Libération, en avril, pour son portrait en dernière page. Pourfendeur des princes rouges et d'une «Chine porcherie, à l'âme pourrie», Liao Yiwu est l'auteur de textes dérangeants, tranchants, uniques dans leur immersion au cœur de la barbarie, solidaires dans leur compagnonnage avec les victimes, les sans-grade et les laissés-pour-compte de l'oppression.
S'il fallait s'en convaincre avec un seul livre, Dans l'empire des ténèbres (qui vient de ressortir aux éditions Globe) serait celui-là. C'est le récit de l'effroi sur ses quatre années dans les geôles où le régime de Pékin l'a fait croupir durant quatre ans (1990-1994) entre tortures et privations. Il avait eu le tort d'écrire le Grand massacre un long poème lyrique et terriblement prémonitoire sur le grand bain de sang de Tiananmen en juin 1989. Un brin anar, beaucoup beatnik, l'ancien étudiant né en 1958 dans le Sichuan nourri à Baudelaire, Burroughs, Ginsberg et Sartre est ressorti broyé du laogai, le goulag chinois. L'empire des ténèbres est «un témoignage majeur, dans la lignée de Dostoïevski, de Soljenitsyne», disait, en 2013, Robert Badinter de ce livre inoubliable. «Par la vigueur de sa langue, [ce texte] devient froid comme un museau et chaud comme une peau, furieux et charismatique», écrit la Prix Nobel de la littérature Herta Müller dans la préface intitulée «Avec la rage de ce monde et les caresses d'un autre».
Depuis son exil en Allemagne en 2011, Liao Yiwu a acquis une réputation d'immense écrivain (lire également Des balles et de l'opium). C'est l'une des plus grandes voix de la dissidence chinoise, à la fois effarante et éloquente. «La puissance de son écriture lui a valu une notoriété inégalée auprès du public chinois. Son humour, sa langue mâtinée de jeux de mots, d'allusions foisonnantes, d'expression dialectales du Sichuan est difficile à traduire dans nos langues européennes», notent la sinologue et amie de Liao Yiwu Marie Holzman et l'éditeur Jean-François Bouthors. Inflexible, fidèle, du côté des victimes en toute occasion, cet écrivain à la tête de bonze et au regard trempé a décidé d'écrire un poème en soutien aux Hongkongais, bientôt rattrapés, pressent-il, par la «foutue patrie». Arnaud Vaulerin
Ta foutue patrie débarque !
Elégie pour Hongkong
Dans un grondement de blindés, la nuit dernière,
Les bouchers ont pénétré Hongkong.
Les autorités affirment qu'il ne s'agit que d'une routine, la relève de la garde, mais c'est ta foutue patrie qui est là !
Peuple de Hongkong
Vous serez témoins, sur le pas de vos portes
De massacres qui succéderont aux massacres
Juste comme il y a trente ans
Le peuple de Pékin a vu de sa fenêtre
Les mitraillettes qui tiraient, tiraient, tiraient…
Les résistants s'écrouleront, vagues après vagues
Comme du duvet de canard qui obscurcit un jour d'été.
Voici la dynastie mongole de Chine qui revient à l'attaque :
Une tragédie dont se souviennent les mères et les enfants,
Oh ! Vieillard céleste, celui que les Occidentaux nomment Dieu,
Vous vous souvenez qu'une jeune femme du nom de Dou E versa des torrents de larmes
Mais elle eut la tête tranchée par cette patrie qu'elle appelait Mère.
Dieu se met à pleurer et ses larmes se transforment en tempête de neige L'histoire se répète sans fin, comme un cortège funèbre parmi les gratte-ciel.
A l'époque les fusils n'avaient pas encore été inventés
Sinon les balles des flics de Hongkong auraient déjà été inscrites dans l'histoire
Pour avoir crevé les yeux de cette fille
Que cette âme aveugle se dresse
Qu'elle marche droit devant elle, trois pieds au-dessus du sol
Au-devant des blindés des bouchers qui s'avancent
Que les balles perdent leurs sifflements, que les grenades perdent leurs gaz. En passant de la vie à la mort, comme s'ils revenaient de la rue pour retrouver leurs lits
Une forêt de parapluies flotte dans un rêve «Reprenons Hong Kong, le jour de la révolution»
Dormez, dormez mes enfants, dit Dieu.
Vous vous êtes battus si longtemps dans les rues
Même les étoiles et la lune ont besoin de sommeil
Dormez, gratte-ciel
Dormez, cris des manifestants,
Dormez, suffrages universels
Dormez, fugitifs kidnappés,
Dormez, libertés étouffées,
Dormez, braves de nos rues
Dormez, paix, raison et non-violence
Dormez, cinq revendications,
Dormez, opération Yellowbird
Dormez opinion publique violée en réunion
Dormez, dizaines de milliers, centaines de milliers, millions de manifestants
Dormez, laissez-les trouver satisfaction pour cette fois
Dormez, laissez Carrie Lam et ces dirigeants sans pitié de la patrie en faire à leur guise
Dormez, laissez cette mère baptisée de Hongkong trouver son plaisir juste une fois.
A-t-elle vraiment enfanté ?
A-t-elle eu des enfants ?
Une mère qui aurait eu des enfants ne pourrait pas agir de la sorte
Dans l'histoire de l'humanité, aucun boucher n'a été une femme.
Il y a trente ans, Li Peng qui déclara la répression et la loi martiale
Etait un homme.
Dormez, laissez les cieux s'inverser
Laissez les sans-abri errer dans les nuages
Bercez-vous de comptines et rêvez aux anges.
Dormez et retournez loin dans le passé
Lorsque tous ces Hongkongais n'étaient pas encore nés
D'innombrables Chinois du Continent se succèdent, comme les vagues, l'une après l'autre
Elles surgissent de la baie de Shenzhen, du Pic du Lion, ou même de plus loin, de la haute mer.
Tous s'effondrent, à genoux, avec leur propre légende d'une évasion vers Hongkong, au fond, seulement quelques pages de cartes topographiques. Ils crient : J'ai soif ! J'ai faim ! On m'a empoisonné ! On m'a tiré dessus !
Ne me renvoyez pas !
C'était durant une nuit de pleine lune et la brise était douce.
Un Anglais tourna la tête dans cette direction
Un bateau de patrouille passait par là
Des torches électriques ont sillonné la nuit
Puis l'Anglais dit : «Tu peux rester
Ta patrie ne vient pas jusqu'ici.»
Tu peux rester. C'est l'histoire de ton grand-père
C'est aussi celle de ton père
Maintenant c'est la tienne mon enfant.
C'est le dernier doux rêve des Hongkongais :
La patrie ne vient pas jusqu'ici. Sauf que maintenant la voici
Ta foutue patrie est arrivée
Ainsi que les arrestations, les kidnappings, les lavages de cerveau et les meurtres.
Liao Yiwu, 1er septembre 2019 (traduit par Marie Holzman).