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Libération
Enquête

Y a-t-il un «maccarthysme» à l’université ?

Après plusieurs événements perturbés ou annulés au sein d’établissements français, des voix dénoncent un «nouveau maccarthysme». Une indignation à relativiser : ces incidents sont «minoritaires» et ne reflètent pas la liberté de critiquer qui prévaut dans les facs.
Manifestation qui a empêché l'intervention de François Hollande à Lille-II, le 12 novembre. (Photo Baziz Chibane. MAXPPP)
publié le 19 novembre 2019 à 17h26

Les universités françaises ont-elles un problème avec la liberté d'expression? Le refrain résonne à nouveau depuis qu'une cinquantaine d'étudiants ont empêché, mardi 12 novembre, François Hollande de tenir une conférence à la fac de Lille. Les portes de l'amphi ont été forcées, les pages du livre de l'ex-président jetées en l'air. Un comble pour celui qui devait s'exprimer sur la crise de la démocratie, qualifié d'«entrave à la liberté d'expression» par le ministre de la Culture, Franck Riester, sur Twitter.

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A peine un mois plus tôt, c'est l'annulation d'une conférence de Sylviane Agacinski à l'université Bordeaux-Montaigne qui faisait polémique. Opposée à la PMA pour toutes les femmes, la philosophe devait intervenir sur «l'Etre humain à l'ère de sa reproductibilité technique». Face à des associations étudiantes antipatriarcat, LGBT+, trans et non binaires appelant à «tout mettre en œuvre afin que cette conférence n'ait pas lieu», les organisateurs ont annulé l'événement pour des raisons de sécurité.

Un précédent qui illustrerait un «nouveau maccarthysme» à l'œuvre dans les facs, selon le ministre de l'Education, Jean-Michel Blanquer. Ou plutôt un «nouveau visage du fascisme universitaire», a écrit la journaliste et directrice de Marianne, Natacha Polony.

Il faut dire qu'au même moment, l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne annulait un cycle de formation consacré à la prévention de la radicalisation. En cause, la présence controversée du journaliste Mohamed Sifaoui, tenant d'une ligne dure sur la laïcité, dans le panel des intervenants. «Ce qui est grave, dans ces deux affaires, c'est bien sûr la censure, les menaces, la dictature de la pensée que certains voudraient imposer. Mais le pire, c'est que ça se passe dans des universités !» s'est inquiété le patron de l'Opinion, Nicolas Beytout.

«Censure»

Pour beaucoup, ces incidents seraient des éléments significatifs de la montée d'un climat d'intimidation au sein du monde académique, d'autant qu'ils interviennent après d'autres. En avril, la venue d'Alain Finkielkraut à Sciences-Po Paris avait été malmenée par une association antiraciste qui déplorait que l'école offre une tribune à un intellectuel «profondément réactionnaire». Un mois plus tôt, des membres de l'Unef, du Conseil représentatif des associations noires (Cran) et de la Ligue de défense noire africaine empêchaient une pièce d'Eschyle à la Sorbonne, pointant du doigt le «blackface» des comédiens, «une pratique issue de l'esclavage colonial».

Autant d'événements qui poussent aussi des membres de l'université à mettre en garde contre le retour d'une «censure» au nom de ce que l'on appelle le «politiquement correct», ou le fait que des propos jugés homophobes, sexistes ou racistes suscitent plus de polémiques qu'avant. Contactée par Libération, la sociologue et directrice de recherche au CNRS Nathalie Heinich, qui fut elle-même la cible d'une pétition d'intellectuels et de militants pour que le prix Pétrarque de l'essai lui soit retiré en raison de ses prises de position contre le mariage pour tous et l'ouverture de la PMA aux homosexuelles, s'inquiète de cette «tendance totalitaire» au cœur des facultés, où «l'enjeu n'est plus de débattre mais de catégoriser pour pouvoir faire taire».

L'indignation ne vient pas toujours du même camp. En 2017, la venue de Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des indigènes de la République, dans un séminaire d'études décoloniales à l'université de Limoges avait provoqué un tel tollé que le président de la fac avait été obligé d'annuler la conférence-débat. La même année, l'université Lumière- Lyon-II devait renoncer à une journée sur l'islamophobie pour des raisons de «sécurité» et de «sérénité des échanges». Le politologue et cofondateur du Printemps républicain Laurent Bouvet avait dénoncé «un colloque plein d'intervenants islamistes sous couvert académique».

Ces affaires ont en commun d'interroger les lignes de démarcation entre la posture du politique et celle du savant. La question est un classique de la sociologie et n'a cessé d'être théorisée depuis Max Weber. Ainsi, Heinich alerte contre ce qu'elle perçoit comme une «confusion des arènes» entre ce qui relève de la sphère scientifique et de celle du jugement personnel. «La liberté académique est minée de l'intérieur par des gens qui ne se situent pas sur le terrain des connaissances mais sur celui de l'opinion personnelle», dit-elle à Libération.

Mais l'institution universitaire ne peut être pensée comme un simple lieu de production des savoirs étanche au monde extérieur, comme si la transmission des connaissances était indépendante des évolutions de la société. La faculté est aussi un temple où s'éveillent parfois les premières consciences politiques. «L'université est une petite république, nuance le professeur de science politique à Paris-VIII Laurent Jeanpierre. Avec un président d'université, un cabinet du président, des assemblées, des syndicats d'étudiants et d'enseignants.» Qui dit petit Etat dit rapports de forces, liberté de protestation à l'encontre d'activités dans son enceinte. De ce point de vue, les associations LGBT qui ont manifesté leur opposition à la venue d'Agacinski à l'université de Bordeaux ont le droit d'exprimer leur opinion. De là à faire annuler la conférence ?

«Question identitaire»

Mai 68 et les années 70 en sont les plus beaux exemples historiques, quand les amphis enfumés de l'époque étaient le théâtre d'affrontements aussi violents idéologiquement que physiquement. Le philosophe et maître de conférences à l'université Paris-Ouest-Nanterre Patrice Maniglier estime que «le niveau de conflictualité a baissé depuis les années 70, cela a toujours fait partie du jeu, à condition qu'il n'y ait pas de violence physique envers les personnes». Et d'ajouter : «Le but de ce jeu est précisément d'élargir l'espace des problèmes acceptables ou, inversement, de dénoncer une certaine acceptabilité de problèmes qu'on pense inacceptables mais qui n'apparaissent pas comme tels dans l'état présent du débat public.» Une manière de rappeler que des perturbations d'événements publics ont pu être le point de départ de mobilisations aujourd'hui considérées comme salutaires. Patrice Maniglier en veut pour preuve l'irruption des Gouines rouges dans l'émission de Ménie Grégoire sur l'homosexualité («l'Homosexualité, ce douloureux problème») le 10 mars 1971. L'un des tout premiers faits d'armes de ce qu'on appelle aujourd'hui le mouvement LGBT en France. Cinquante ans plus tard, la question déchaîne toujours les passions, au Brésil notamment, où la philosophe américaine Judith Butler, sommité des études de genre, avait été accueillie en 2017 par des militants ultraconservateurs virulents à son arrivée à São Paulo.

Ces dernières années, les querelles se sont intensifiées sur le terrain de l'identité et de l'appropriation culturelle. Comme dans le débat public, cette question s'est immiscée dans les amphis, reconfigurant les débats sur la liberté d'expression. Pour le politologue Denis Ramond, auteur de la Bave du crapaud. Petit traité de liberté d'expression (l'Observatoire, 2018), un malentendu apparaît sur le rapport à la liberté de parole dès lors qu'il s'agit de thématiques comme la race, le genre ou l'orientation sexuelle. Certaines idées étant considérées comme majoritairement présentes dans les médias, il serait convenu de tenter de les empêcher de s'exprimer dans l'enceinte des facultés. Ainsi, selon ces militants, la protestation contre la tenue d'une conférence d'un homme politique ou d'une philosophe ayant pignon sur rue dans les médias depuis des décennies - on ne peut pas dire que des personnalités comme Finkielkraut ou Agacinski et leurs idées soient réduites au silence dans le débat public - exprimerait moins la volonté d'interdire l'expression de celles-ci qu'un besoin d'autonomie du débat universitaire à l'égard d'un pluralisme médiatique perçu comme un simulacre. Poussée à son extrême, cette logique peut néanmoins restreindre la discussion démocratique, qui doit rester une valeur pour l'ensemble de la société.

Loin de légitimer l'annulation de débats, Laurent Jeanpierre, qui a codirigé la Vie intellectuelle en France (Seuil, 2016), relativise fortement la supposée «atmosphère de terreur» sur les campus français. «Dans l'ensemble, l'université connaît une variété d'idées et de débats beaucoup plus importante que dans le reste de l'espace public.» Il suffit de se rendre dans des colloques universitaires pour constater que ce sont des endroits globalement protégés des logiques de surenchère verbale et des menaces physiques. Un calendrier en ligne et en accès libre (Calenda) répertoriant les événements en lien avec les sciences humaines et sociales donne un aperçu de l'intensité des débats qui s'y tiennent chaque semaine sans la moindre polémique.

En réalité, le milieu académique serait bien le seul endroit de l'espace public où des discours critiques à l'égard des rapports de domination peuvent s'exprimer. «La liberté d'expression est surtout menacée pour ceux qui n'ont accès à la parole publique que trop rarement, ajoute Robi Morder, politiste et président du Groupe d'études et de recherche sur les mouvements étudiants (Germe). Il faut s'interroger sur les moyens qu'on donne à ceux qui sont privés de parole de pouvoir plus le faire.» Pourquoi ne voit-on pas plus de femmes voilées dans des débats sur le voile ? «Sous contrainte, les débats médiatiques sont beaucoup plus limités en termes de thèmes et d'invités», fait remarquer Jeanpierre. L'université n'est pas condamnée à la confrontation stricte des points de vue qui confine parfois à la polarisation des opinions comme dans certains médias audiovisuels, de plus en plus soumis à des logiques d'audience.

Plus globalement, ces récentes affaires, outre qu'elles cumulent les sujets de crispation idéologiques à l'œuvre dans le reste de la société française, posent, en filigrane, la question du statut des conférences organisées par les universités en dehors des moments de formation. Avec toujours le souci que «la contradiction, au sens de la possibilité de la critique, doit être au cœur de la controverse scientifique», insiste Jeanpierre. «On est à un moment de doute sur ce que doivent être les normes de la dispute, tempère le chercheur. Qu'est-ce qu'un bon débat, qu'est-ce qu'une bonne manière d'exposer un désaccord ?» Les termes de la controverse ne seront pas nécessairement les mêmes lors d'un colloque et d'une table ronde universitaire ou la conférence d'une personnalité publique, qui plus est lorsqu'il s'agit d'un homme politique ou d'une essayiste engagée, voire clivante.

«No-platforming»

Explosive dans le milieu médiatique et politique - la dernière polémique autour des propos de Finkielkraut concernant le viol sur le plateau de LCI l'a encore montré -, la question l'est de plus en plus dans l'enseignement supérieur. La France n'est pas le seul pays à s'enflammer sur le pouvoir du langage. Aux Etats-Unis, le débat fait rage depuis quelques années, où de nombreux étudiants remettent en cause le principe d'une liberté d'expression absolue. Sous prétexte de ne pas heurter la sensibilité des minorités, certains demandent que l'université devienne un «safe space», c'est-à-dire un lieu où leurs opinions ne seraient pas mises à mal. A tel point qu'une ligne de fracture a émergé entre les uns, qui militent pour un enseignement plus protecteur, et les autres, qui défendent le free speech («libre expression»), convaincus que l'université doit pouvoir exposer les élèves au désaccord. En 2017, l'université de Berkeley a décommandé une conférence avec la commentatrice ultra-conservatrice Ann Coulter, par peur que sa venue ne déclenche des mouvements de violence. La même année, c'est le très provocateur Milo Yiannopoulos, ex-rédacteur en chef du site d'extrême droite Breitbart, qui avait été interdit de parole dans la prestigieuse université, après des violences à l'annonce de sa prestation. Régulièrement auteur de propos misogynes, homophobes, racistes, voire semblant justifier la pédophilie, ce fervent admirateur de Trump a été radié de Twitter pour y avoir dirigé une campagne de harcèlement raciste visant l'actrice afro-américaine Leslie Jones. Le contexte américain préfigurerait-il l'avenir des campus français, bientôt sous cloche du «politiquement correct» ? C'est la thèse du philosophe et professeur à l'université Cornell (Etats-Unis) Laurent Dubreuil dans un livre récemment paru, la Dictature des identités (Gallimard). Ce que conteste François Cusset, historien des idées et professeur de civilisation américaine à l'université de Paris-Ouest-Nanterre : «La surenchère anglo-saxonne n'est pas transposable au contexte français où les études sur le genre et la race ont reçu un accueil critique en France, et aussi à gauche.» Du reste, «aux Etats-Unis, où l'année universitaire peut coûter jusqu'à 50 000 dollars, et nécessite de s'endetter, il est légitime que les étudiants aient leur mot à dire».

En Angleterre, une expression est même née de ce mouvement radical : le «no-platforming» (littéralement «pas d'estrade»), soit une pratique de boycott très actif, parfois radical, organisé par des étudiants dans le but assumé d'interdire un cours ou une conférence qui risquerait d'exposer des idées en contradiction totale avec leur éthique de vie. Autrement dit, un droit pour les étudiants à ne pas subir un discours réactionnaire et violent. En 2016, une intervention du futur Premier ministre britannique Johnson a ainsi été décommandée sous la pression d'un groupe d'étudiants du King's College de Londres en raison de propos racistes tenus par l'ex-maire de Londres sur Obama. Ces incidents, «minoritaires», estime Cusset, sont le reflet d'un climat de tensions sociale et culturelle montantes dans la société. «On parle de tempêtes dans une tasse de thé» qui masquent, selon lui, les préoccupations sociales et économiques touchant l'université et ses occupants.