En 1957, alors que la IVe République entrait en agonie, Jacques Fauvet, l'analyste politique le plus réputé de l'époque, futur successeur d'Hubert Beuve-Méry à la tête du Monde, publiait un bref essai la France déchirée qui fit grand bruit. Aujourd'hui, si la société française s'est métamorphosée entretemps, le diagnostic reste plus vrai que jamais. A l'approche des grandes grèves du 5 décembre, la France semble au bord de l'un de ces accès de «fièvre hexagonale», pour reprendre la formule de l'historien Michel Winock, qui ont fait son étrange réputation. Notre pays est affecté d'une terrible maladie politique génétique, «le syndrome de la division». Nous pouvons bien être fiers d'être le plus ancien Etat-nation d'Europe, nous payons en quelque sorte cette unité précoce par une infirmité perpétuelle, la passion des querelles et des déchirements. Déjà, dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules, Jules César ironisait sur la propension irrésistible des Gaulois, si braves qu'il les décrive, à se déchirer aux pires moments. La suite n'a fait que confirmer son jugement. Toute notre histoire est traversée par ces affrontements : Armagnacs contre Bourguignons (XVe siècle), ligueurs contre huguenots, royalistes contre républicains, jacobins contre girondins, bonapartistes contre républicains et monarchistes, dreyfusards contre antidreyfusards, gauche contre droite, communistes contre socialistes, modérés contre extrême droite, gaullistes contre vichystes, puis contre les communistes et contre la «Troisième Force», Européens contre souverainistes, la zizanie est permanente. Astérix est notre prophète. La France ne cesse de se déchirer, de se fendre, de se fracturer. Jacobine et démembrée.
Cette fureur qui a traversé les siècles persiste mais prend aujourd'hui un tour nouveau. La vieille frontière entre la gauche et la droite subsiste mais rétrograde au bénéfice d'autres clivages plus profonds, plus brutaux même. Entre européens et souverainistes, deux tempéraments, deux perspectives, deux réflexes s'affrontent sans se comprendre. Entre élites et peuple (mais où commence exactement l'élite et qui est exclu du peuple ?), le fossé se creuse. C'est, en tout cas, la perception des Français et la thèse d'essayistes comme Jérôme Sainte-Marie dans son Bloc contre bloc (éditions du Cerf). Inégalités de fortune, effectivement considérables et accrues ; inégalités de revenu de plus en plus mal vécues ; inégalités de diplômes, cette frontière qui se déplace avec l'université de masse mais semble encore se creuser ; inégalités d'espérance, selon l'origine sociale et même selon les territoires (théorisée par Christophe Guilluy et Jérôme Fourquet), avec cette crainte du déclassement qui indique bien le démembrement de la société, la perte de confiance, alimentant ainsi l'éternel pessimisme des Français. Notre république a beau être l'un des Etats les plus solides et l'une des sociétés les plus solidaires (quasi record du monde des transferts sociaux), un sentiment d'hétérogénéité croissante, de division constante, de morcellement blessant, émerge et s'installe.
D'où une situation politique inédite et instable. Le dégagisme ambiant ressemble à la projection électorale d'une situation sociale atypique. Les vieux partis de gouvernement, ceux qui se partageaient en alternance et cohabitations sont engagés dans une sorte d'exil intérieur que les prochaines élections municipales soigneront sans guérir. A l'extrême gauche et à l'extrême droite, deux formations antisystèmes furieusement antagonistes, et cousinant néanmoins malgré elles, s'enracinent et attirent une fraction imposante de Français protestataires. Les écologistes tentent difficilement de se tailler un espace proportionnel à l'importance du sujet qu'ils portent. La République en marche se demande si elle a une vocation majoritaire ou un socle en argile. La force des institutions semble être le seul stabilisateur d'une situation chaotique. Car plusieurs phénomènes se croisent sans que l'on sache encore s'ils s'enchevêtreront ou s'ils se disperseront. L'année des gilets jaunes se termine par un mélange de déception, de frustration et de radicalisation qui ensemence un terrain de rancœur. Les quartiers des banlieues déshéritées sont restés à l'écart du mouvement, comme si un communautarisme les isolait de la colère d'une France des territoires dégradés. Le souvenir des émeutes de 2005 n'est pourtant pas dissipé. Ces phénomènes typiques du XXIe siècle - gilets jaunes, communautarismes, formations politiques antisystème - se distinguent encore de grandes grèves classiques qui s'annoncent dans les transports publics et peut-être au-delà. Ils coïncident avec des urgences spécifiques et de taille - hôpitaux, étudiants, paysans - et aussi avec l'insistante interrogation que suscite cette étrange réforme des retraites qui concerne l'ensemble de la population. Autant de phénomènes qui se croisent sans encore se rencontrer mais qui dessinent le portrait d'une France plus déchirée que jamais. Le lien social et le consensus républicain semblent fragiles et meurtris comme rarement. Emmanuel Macron, Edouard Philippe et les ministres tentent de déminer à temps. Un gouvernement de sapeurs-pompiers qui fait face à des départs de feux multiples dans cette France fracturée.