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Libération
Chronique «philosophiques»

Surmonter l’infantilisme

Dans la réflexion freudienne, l’emprise familiale comme l’emprise religieuse maintiennent sous tutelle intellectuelle et psychique. L’école laïque joue un rôle essentiel pour s’en affranchir.
publié le 21 novembre 2019 à 18h01

Au sujet de ce qu'il désigne comme la «barrière contre l'inceste», pivot du complexe d'Œdipe, voici ce qu'écrit Freud : «Le respect de cette barrière est avant tout une exigence culturelle de la société qui doit se défendre contre l'absorption par la famille d'intérêts dont elle a besoin pour établir des unités sociales plus élevées et qui, de ce fait, tente par tous les moyens de relâcher chez chaque individu, et spécialement chez l'adolescent, le lien qui l'unit à sa famille et qui pendant l'enfance est le seul qui soit déterminant.»

C’est là un point trop rarement souligné. Le rappeler aujourd’hui n’est pas inutile, pour ceux qu’inquiète encore la progressive reconnaissance dans le droit de la famille homoparentale.

L'évangile freudo-lacanien de l'Œdipe est simple : le Père interdit la Mère. Scénario sommaire censé assurer une «bonne» résolution des identifications «masculine» et «féminine» du garçon et de la fille. Mais cette vulgate méconnaît la complexité du processus décrit par Freud. Elle ignore que l'histoire d'Œdipe est d'abord la métaphore du caractère passionnel inconscient potentiellement tragique du lien primaire d'amour aux parents «de la préhistoire personnelle». Elle oublie que la transformation nécessaire de ce lien, et l'émancipation du biotope familial originaire ainsi rendue possible, reste l'enjeu fondamental de la résolution du «complexe d'Œdipe», que les parents soient ou non de sexe différent. S'ils sont psychiquement de véritables adultes, ils aideront leurs enfants à le devenir à leur tour : cela s'appelle les élever. Ainsi l'enfant sera-t-il en mesure de se détacher des «personnes aimées de l'enfance», et de l'emprise psychique que peuvent exercer sur lui leur amour et leurs projections, afin de parvenir à construire son autonomie psychique, amoureuse et sociale.

Quant aux identifications sexuées, et aux futurs choix d’objet érotique, l’expérience montre que les trajets inconscients en sont inévitablement compliqués et imprédictibles quelle que soit la configuration familiale.

«Mais l'infantilisme est destiné à être surmonté […]. L'être humain ne peut pas rester éternellement enfant», note également Freud. Non plus cette fois à propos du complexe d'Œdipe, mais dans sa critique sans concession de ce qu'il nomme «l'illusion religieuse» - plus précisément de la soumission dénuée d'intelligence critique à des dogmes religieux. Ne pas «rester éternellement enfant», pour l'esprit des Lumières qu'est résolument Freud, cela a un sens précis : pouvoir se dégager de «la domination d'interdits de pensée», pour accéder «au primat de l'intelligence». A cette capacité de libre réflexion trop souvent «atrophiée», déplore-t-il, par l'attitude qui maintient le dévot blotti dans le giron de la communauté de croyants sous l'œil d'un Père tout-puissant.

Dans la réflexion freudienne, l’emprise religieuse, comme l’emprise familiale dont elle est un substitut, fondées sur un attachement inconditionnel, maintiennent sous tutelle intellectuelle et psychique. Parfois comme on sait un passage à l’acte sexuel - parent abuseur et plus seulement abusif, curé pédophile, prédicateur prédateur, ou toute autre figure charismatique - scellera cette soumission. Nul besoin cependant, pour qu’elle prospère, de pareille confirmation.

Or on assiste aujourd'hui à une inquiétante conjonction entre pathos familialiste et hostilité de plus en plus affichée à la laïcité. La laïcité : un principe politique, qui permet de «se soustraire à ses appartenances», comme le font comprendre les lumineuses analyses de Catherine Kintzler (1). Ce qui ne signifie pas les renier, mais pouvoir s'en dégager, pour s'y relier autrement que sur le mode d'une sujétion - fût-elle revendiquée.

L'école publique est le lieu de ce «dépaysement», selon les mots de la philosophe. De cet affranchissement des certitudes familières (et familiales) qui advient lorsqu'on apprend. S'aventurant hors de soi et de son environnement initial, l'enfant formera peu à peu sa capacité de réflexion, et l'indépendance critique qui en découle.

Autour du thème équivoque de «l’islamophobie», à grand renfort d’apitoiement sexiste sur les «mamans voilées» - même plus des mères d’élèves, non, des «mamans», entièrement dévouées comme il se doit -, et dans le climat d’infantilisation généralisée qu’atteste pareil lexique, une gauche égarée semble avoir oublié le sens civique de l’émancipation.

«Moi, je fais ça pour mes enfants, j'aime qu'ils sachent que je suis présente et que je participe à leur vie à l'école», explique une «maman voilée». Cocon familial - «mes enfants», non la classe entière -, empreint de religion, importé à l'école.

Pour la «respiration laïque», on repassera.

(1) Voir en particulier Penser la laïcité, Minerve, 2014.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.