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Libération

Un barbare en Asie

Quatre-vingt-six ans après sa parution, le récit d’Henri Michaux décrit encore si bien ces merveilleuses et incompressibles altérités que l’on rencontre lors d’un voyage en Inde.
publié le 22 novembre 2019 à 17h51

Assis devant un poulet tandoori à l'entrée du restaurant Nizam's, j'observe le fabuleux ballet autour du marché. Calcutta me paraît étonnamment harmonieuse, délicate, ses couleurs s'accordent, elle est de loin la plus agréable des grandes villes indiennes. On pourrait y regarder chaque jour le soleil décliner sur le lac Rabindra Sarobar, autour duquel se lovent les amoureux enfin libres de leurs mouvements. Pourquoi, alors, me reviennent en tête ces phrases d'Henri Michaux relues avant de partir ? « Jamais, jamais, l'Indien ne se doutera à quel point il exaspère l'Européen. Le spectacle d'une foule hindoue, d'un village hindou, ou même la traversée d'une rue, où les Indiens sont à leur porte, est agaçant ou odieux. Ils sont tous figés, bétonnés. On ne peut s'y faire.» Et, quoi que l'on dise, on ne s'y fera jamais vraiment. Michaux part en 1931 et 1932 pour deux longs voyages en Asie. Il est, dans l'ordre, surpris, ému, agacé ; en un mot conquis. «Jusque-là, les peuples pas plus que les gens ne m'avaient paru très réels ni très intéressants. Quand je vis l'Inde et quand je vis la Chine, pour la première fois, des peuples, sur cette terre, me parurent mériter d'être réels. Dans l'extraordinaire Un barbare en Asie, le poète de Namur replonge dans la folie de l'Inde, de Ceylan, de la Chine, du Japon et de l'actuelle Indonésie, non comme un explorateur aguerri et revenu de tout, mais comme un ignare curieux renversé par ce qu'il voit. «L'Hindou a mille idoles. Est-ce que Don Juan aime les femmes ? Hum ! Il aime aimer. L'Hindou adore adorer. C'est plus fort que lui.»

Quatre-vingt-cinq ans plus tard, dans cette même Calcutta qui le fascina, dans ce pays qui a tant changé et finalement pas, pourquoi vois-je sur les murs jaunis l'ombre du barbare d'Henri Michaux ? Parce que barbare je le suis, et que nous le sommes tous. Alors qu'il serait bien inutile de nier le grand polissage global, l'uniformisation des pratiques et des territoires sous l'impulsion d'un système économique triomphant, il est fascinant d'observer à quel point demeurent d'incompressibles altérités, des cultures aussi éloignées qu'il est possible de l'être ; on ne se comprend pas et c'est merveilleux ainsi. «Aux Indes si vous ne priez pas, vous avez perdu votre voyage. C'est du temps donné aux moustiques.» J'ai passé cinq mois en Inde en 2009 à être bousculé et émerveillé. Ce voyage a bien failli me faire perdre la boule, et pourtant je n'ai cessé d'y repenser, de vouloir retrouver ses senteurs et ses visages. Je reviens dix ans plus tard, je ne comprends toujours rien (ou alors à peine) et demeure parfaitement étranger à ce que je vois ; les choses sont peut-être simplement plus apaisées -enfin, de mon côté. «L'Indien ne court jamais, ni dans la rue ni sa pensée dans son cerveau. Il marche, il enchaîne. Il n'est pas pressé. Il raisonne ses sentiments. Il est pour les enchaînements.» Comment est-ce possible que le rouleau-compresseur ne nous ait pas aplatis et rapprochés ? Nous trimballons à jamais notre ignorance de blanc-bec pétri de certitudes dans des bus brinquebalants. On se promène, on observe, on se parle ; le mystère demeure, des deux côtés, parfaitement intact. «S'asseyant où ça leur plaît ; fatigués de porter un panier, le déposant à terre et s'y vautrant ; rencontrant un coiffeur dans la rue, ou à un carrefour, "Tiens, si on se faisait raser !…" et se faisant raser, là, sur place, en pleine rue, indifférents au remuement, assis partout sauf où on s'y attend, sur les chemins, devant les bancs, […] ainsi en va-t-il de l'Indien.» Extraordinaire renversement réalisé en 1933 par Michaux, avec ce mélange unique d'ironie et de tendresse, d'acuité et d'humour détaché : le barbare n'est plus l'autochtone, mais bien l'Occidental avec ses yeux de colon et son front busqué.

La nuit s'installe lentement autour du parc Maidan où des centaines de jeunes en short se lancent inlassablement des balles de cricket. Michaux, trente-quatre ans plus tard, écrit dans une nouvelle préface : «Ce livre […] a sa résistance. Comme s'il était un personnage. Il a un ton. A cause de ce ton, tout ce que je voudrais en contrepoids y introduire de plus grave, de plus réfléchi, de plus approfondi, de plus expérimenté, de plus instruit, me revient, m'est renvoyé… comme ne lui convenant pas. Ici, barbare on fut, barbare on doit rester.» Un ton qui résiste aux années, un ton suffisamment unique et puissant pour ne plus pouvoir être modifié, c'est le rêve de tout livre - et c'est le rêve de tout lieu. Malgré les années, le grand aplatissement, la violence et les jours, l'Inde a un ton qui résiste à tout. On ne peut que l'en féliciter.

Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone»