Questions à... Hugues Fontaine. Réalisateur de film et photographe, il travaille sur les voyageurs photographes de la corne de l'Afrique à la fin du XIXe siècle. Il a publié une histoire photographique de la construction du chemin de fer Djibouti-Addis Abeba http://www.africantrain.org/. Il vient de terminer une somme iconographique consacrée au roi Ménélik d'Éthiopie qui sortira bientôt http://www.menelik.eu/. Commissaire de l'exposition « Rimbaud photographe » qui s'est tenue au musée Arthur Rimbaud de Charleville-Mézières http://rimbaudphotographe.eu/, il prépare actuellement une nouvelle exposition « Rimbaud-Soleillet. Une saison en Afrique » qui sera présentée à Nîmes au Carré d'Art (21 janvier-25 avril 2020).
Que sait-on de cette facette méconnue de Rimbaud en Éthiopie ?
Ce qu'il nous en dit lui-même à travers sa correspondance. Que dès son premier séjour à Harar, en Éthiopie, en 1880, il souhaite photographier « des choses curieuses », inconnues en Europe. Qu'il va mettre deux années à se faire expédier « un bagage photographique », c'est-à-dire une chambre de voyage avec tous les accessoires et le matériel nécessaire pour développer et tirer lui-même ses photographies. Que la photographie peut être une activité lucrative, comme il l'a constaté à Aden. D'Harar, le 20 mai 1883, il écrit à sa mère : « La photographie marche bien. C'est une bonne idée que j'ai eue. Je vous enverrai bientôt des choses réussies. » Qu'il a aussi l'intention de réaliser un ouvrage sur Harar et les Gallas, un projet d'ethnographie littéraire pour lequel la photographie est essentielle.
Rimbaud a certainement fait de très nombreux clichés en mai 1883, jusqu'au début des pluies, qui peuvent commencer à Harar en juin et durer plusieurs mois. Il écrit à sa mère : « Prochainement je vous enverrai un autre chèque de 200 francs, car il faudra que je fasse revenir des glaces pour la photographie. […] Tout le monde veut se faire photographier ici, même on offre une guinée par photographie. Je ne suis pas encore bien installé ni au courant, mais je le serai vite, et je vous enverrai des choses curieuses. » On retrouvera peut-être en Égypte, en Inde, au Yémen des photographies faites par Rimbaud à Harar. Encore faudrait-il pouvoir établir qu'il en est l'auteur.
Et puis Rimbaud qui abandonne la littérature, car il a compris que cela ne servait à rien, se projette résolument dans les sciences et les techniques. Verlaine se moquait de lui en le disant philomathe, celui qui aime démesurément toutes les sciences. La photographie est une technique nouvelle. L'invention de la plaque sèche à la fin des années 1870 ne peut manquer de l'intéresser.
On peut se demander si Rimbaud l'impatient n'abandonne pas la photographie après la saison des pluies, dès octobre 1883. Il a écrit en août à Alfred Bardey, son employeur : « J'avais lâché ce travail à cause des pluies, le soleil n'a pas paru depuis trois mois. Je vais le reprendre avec le beau temps, et je pourrai vous envoyer des choses vraiment curieuses ». Il se peut aussi que le projet ait capoté faute de clientèle. Pour qu'un studio photographique fonctionne et dure, il faut une clientèle qui se renouvelle, comme à Aden, lieu de passage très fréquenté par les voyageurs sur la route de la péninsule indienne, l'Asie ou Madagascar. À Harar, une fois photographiés les officiers égyptiens, quelques marchands indiens et yéménites, la poignée d'Européens qui y vivent, à qui Rimbaud peut-il vendre ses portraits ?
Le15 janvier 1885, Rimbaud écrit à sa mère, qui lui a vraisemblablement demandé un nouveau portrait de lui : « Je ne vous envoie pas ma photographie ; j'évite avec soin tous les frais ». Etle 14 avril de la même année : « L'appareil photographique ? À mon grand regret je l'ai revendu, mais sans perte ».
Que nous apprennent les autoportraits de Rimbaud en 1883 à Harar ?
Contrairement au célèbre portrait devenu iconique, fait à Paris par Eugène Carjat en 1871 à l'instigation de Paul Verlaine (Rimbaud avait 17 ans), les trois autoportraits faits à Harar en avril ou mai 1883 n'ont pas pour but de faire connaître le visage du poète. Il a définitivement tourné le dos à la littérature, à toute idée d'une carrière littéraire. Il s'est engagé dans une autre « entreprise » : il est devenu négociant explorateur entre l'Arabie (Aden) et l'Afrique (Harar). Ces trois portraits ont une vocation privée : il les envoie à sa mère et à sa sœur Isabelle. « Ceci est seulement pour rappeler ma figure et vous donner une idée des paysages d'ici. » « Rappeler » et non montrer. Pourtant il a changé. On vieillit vite sous ses latitudes, sa figure est altérée : elle est devenue autre, elle s'est abîmée. Dans le portrait de Carjat, on est saisi par la beauté du visage de cet ange-démon. Dans les autoportraits africains, on voit qu'il a changé, vieilli. On le voit mal, parce que les photos ont blanchi, qu'elles manquent de contraste. Rimbaud s'en explique : « Tout cela est devenu blanc à cause des mauvaises eaux qui me servent à laver ». Et puis, ce ne sont pas des portraits rapprochés, le personnage occupe un quart environ de la composition. Rimbaud veut donner à voir aux siens là où il vit désormais. Ces trois autoportraits sont quasiment illisibles. Rimbaud se fond dans le paysage. En Afrique, il est devenu inphotographiable.
«Vue du magasin de manutention. Fabricant de déboulas à l’heure du chat», photographie d’Arthur Rimbaud, 1883.
J’explique en revanche, notamment grâce à la photographie du fabricant de daboulas (des sacs en cuir pour le transport du café) que Rimbaud n’est pas du tout mauvais photographe, comme on le dit parfois. Bien au contraire.
Rimbaud photographie un certain Sotiro : de qui s’agit-il ?
«Portrait de Sotiro», photographie d’Arthur Rimbaud, 1883.
Sotiros Konstantinu Chryseusest un Grec en exil, originaire de l'île d'Ágios Efstrátios (Saint-Eustrate) au nord-est de la mer Égée. Il me fait l'effet d'être là-bas pour Rimbaud l'équivalent des copains qu'il avait à Charleville : Delahaye, Pierquin ou Millot… Sotiro travaille, comme Rimbaud, pour Alfred Bardey dans la « factorerie », le comptoir d'import-export qui s'occupe surtout de café. C'est « un homme droit »,dira de lui l'ethnographe autrichien Paulitschke qui le rencontre en février 1885. Paulitschke en fait un très beau portrait photographique, deux ans après celui qu'a pris Rimbaud. Sotiro est aussi l'informateur de la Notice de l'Ogadine qu'a rédigée Arthur Rimbaud. C'est un explorateur confirmé. Quand il apprend l'amputation de Rimbaud à Marseille en mai 1891, Sotiro ne lui enverra pas moins de cinq lettres. Il lui écrit de Zeilah, le 25 juillet 1891, dans son sabir italien : « Apprenez doucement pour ne pas fatiguer aussi la jambe qui est saine, cela ne fait rien si vous devez rester davantage à l'hôpital jusqu'à ce que vous soyez guéri suffisamment, et souvenez-vous toujours que dans notre pays, se trouve quelqu'un qui dit du bien de vous et qui vous connaît, et que la fortune peut vous venir si Dieu vous donne la santé. »
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