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Libération
Chronique «Ré/Jouissances»

En vrai, je suis trop choqué…

Tour d’horizon de «ce qui se fait trop pas» au cœur d’une actualité où l’on s’effarouche et où l’on s’invective, entre anathèmes et appels à la censure.
publié le 25 novembre 2019 à 18h51

Se déclarer choqué est devenu la meilleure manière d’être au monde. La seule façon d’appréhender le réel est désormais le haut-le-cœur, main droite compressant le thorax et dégoût au bord des lèvres. Les yeux s’arrondissent et le regard s’éberlue, avant qu’il ne s’embue. Et bientôt la réprobation gangrène la réflexion. Nous sommes devenus de petites choses vibratiles que le moindre comportement déviant perturbe, que la moindre vanne foireuse afflige, que le moindre rot péteux troue de part en part.

Le langage en témoigne allégrement. On pourrait même dire «carrément» pour reprendre un vocable du moment. Avant, il importait de ne surtout pas faire ce que l'on attendait de nous. L'idée était de choquer le bourgeois et sa rombière. Le boomer se la jouait rebelle quand l'éternel baby actuel réinvente le conformisme. Il s'agissait aussi de convaincre l'autre, d'éclairer son cerveau embrumé en allant répétant : «Tu vois, tu vois.» Ou bien l'affirmation se faisait péremptoire : «Je crois que c'est clair.» Depuis une dizaine d'années, c'est comme si on était devenu la cible permanente de bombardements indignes. De cette passivité initiale naît l'agressivité de la réaction. Et c'est en réponse à ces microtraumas surjoués que fleurissent les demandes d'interdiction, les prurits de censure, les mises à mort sociales.

L’expression reine est double. «Je suis trop choqué» jumelle avec «j’avoue, ça se fait trop pas», élision du «ne» compris. Notez l’emploi galopant de «trop» qui franchit tous les obstacles. N’oubliez pas «en vrai» et «vraiment» qui traînent leurs redondances dans les parages en guise de vérisme déclaratif. Et voyez comme «j’avoue» fait écho à cette récente passion pour la mise en cause et l’aveu, le témoignage à charge et la dégradation en place publique.

Puisque c’est ainsi, je vais moi aussi me livrer au même traitement de choc. Premier ou second degré ? Sarcasmes ou convictions profondes ? Je suis certain que vous ferez sans peine la part des choses.

1) J’avoue, ça se fait trop pas de psalmodier «Allahou akbar» comme l’a fait Marwan Muhammad, ancien directeur du CCIF, l’autre dimanche. Il a feint d’oublier que c’est aussi le cri que lancent les terroristes à kalach quand ils montent à l’assaut. Cette prise de parole a fait virer une manif de soutien à des croyants éprouvés en une procession identitaire et séparatrice.

2) J'avoue, je suis trop choqué, par ces enseignants qui osent se prétendre «les garants de la liberté d'expression». Ils se félicitent d'avoir fait interdire les rares interventions à l'université Paris-I de Mohamed Sifaoui, strict laïque algérien, qui s'est intéressé à la radicalisation. Pour justifier cette mise au ban, ils incriminent son manque de compétences. L'homme n'est que journaliste quand, eux, ont le savoir diplômé. Ainsi, ces bons apôtres cumulent maccarthysme idéologique et corporatisme frileux.

3) J’avoue, ça se fait trop pas cette demande de censure du film de Polanski. Je réprouve le fait de mettre à l’index les œuvres, aussi critiquables en soient les créateurs. La justice est là pour s’occuper de leurs délits. Et cela me ravit que le public réponde présent, comme si la France hésitait entre fascination et répulsion, soutien et déploration, mais refusait qu’on lui interdise de juger sur pièces. Pour autant, les dernières accusations contre Polanski, remontées de très loin et remarquablement formulées, me perturbent assez.

4) J’avoue, ça ne se fait trop pas de ne rien comprendre à l’auto-ironie, sauf à vouloir instruire des procès en infamie. Sentencieuse féministe à l’esprit de sérieux incommensurable, Caroline De Haas a fait mine de gober tout cru l’appel au viol conjugal qu’Alain Finkielkraut n’a proféré qu’en guise de boutade. Prenant la balle au bond, des ministres, le PS ou des députés LFI ont demandé l’éjection de France Culture du penseur conservateur. Les débats contradictoires vont, bientôt, se régler à coups de savate si on peut accuser n’importe qui de n’importe quoi . Et si le langage, ses mécanismes et ses rouages, sa comédie et ses ruses ne sont plus un socle commun.

Voilà, je pourrais continuer longtemps à faire la liste des sujets qui me font monter au cocotier ou me vouent à la vindicte. Je pourrais persister à présenter le bulletin météo des objurgations qui provoquent des tempêtes dans des verres d’eau.

Mais il faudrait peut-être retrouver l’acception maritime du terme «choquer», strict inverse de celle de son cousin terrestre. A bord des bateaux, quand on relâche les cordages, on dit qu’on «choque» les voiles. Ce qui permet de s’éloigner des quais des brumes où l’on adore voir se percuter nos têtes d’enclume.