Tout courant politique, pour asseoir sa légitimité, se cherche des ancêtres. Il veut ainsi montrer que ses idées, sa philosophie, son programme plongent leurs racines dans un passé glorieux, qu'ils viennent de loin, qu'ils ne sortent pas tout de go d'un cerveau démiurgique et arbitraire, qu'ils ont été trempés à l'épreuve du temps et de l'Histoire. Alexis Corbière, animateur de La France insoumise aux côtés de Jean-Luc Mélenchon a trouvé les siens : les jacobins, cette pléiade de révolutionnaires réunis dans une société de pensée et d'action, qui ont joué un rôle décisif dans la geste de la grande Révolution et qu'il promeut «les inventeurs de la République».
Il veut par-là procéder à une réhabilitation. Après deux siècles de querelles furieuses ou érudites, l’opinion a finalement adopté - paresseusement, il faut le dire - une vision dichotomique de cette séquence fondatrice qui va de 1789 à 1794, des espoirs limpides qui ont suivi la prise de la Bastille aux excès sanglants de la Terreur, jusqu’à la chute de Robespierre au 9 Thermidor. Il y aurait une «bonne Révolution», celle des grandes réformes de l’été 1789, qui instaurent liberté et égalité, et la «mauvaise», celle des massacres de septembre, du Tribunal révolutionnaire et des exactions répétées de la Terreur. Vision trop simple, dit Corbière à juste titre. Il le démontre en contant l’histoire du Club des jacobins, actif dès l’origine (sous le nom de «Club breton» avant de s’installer au couvent des jacobins), qui a conduit, par son activité pratique et intellectuelle tout au long de la Révolution, les grandes étapes de l’établissement de la République, au milieu de dangers et de vicissitudes sans nom.
Il le fait non sous la forme d'un récit linéaire, mais à travers une dizaine de portraits bien menés qui mettent en scène les jeunes géants de l'Histoire qui ont jeté à force d'énergie et d'idéalisme les bases de notre ordre politique. Portraits agréables à lire, plus nuancés qu'on pourrait l'attendre d'un militant assumé et formé par le trotskisme avant de devenir l'un des porte-parole du populisme de gauche. On parcourt ainsi l'itinéraire des plus connus des jacobins, le formidable Danton, le plus humain de tous ; l'ascétique Robespierre, théoricien rigide et moine-soldat de la Ière République ; Saint-Just, le «glaive de la Révolution» ou encore Couthon, ce révolutionnaire handicapé qu'on connaît plus par sa chaise roulante que par les importantes réformes qu'il a produites. On découvre celui de figures moins connues, tout aussi héroïques ou impitoyables, qui préfigurent néanmoins les grands progrès à venir : Pauline Léon, féministe avant l'heure, éclipsée par Olympe de Gouges - désormais révérée partout - mais qui a elle aussi promu la cause des femmes en proposant la constitution d'une garde nationale féminine ou en constituant le premier club révolutionnaire composé de femmes ; Jean-Baptiste Belley, représentant noir de l'ouest de la colonie de Saint-Domingue (aujourd'hui Haïti), ancien esclave devenu député à la Convention qui joua son rôle dans l'abolition de l'esclavage (rétabli ensuite par Bonaparte qui fit enfermer Belley à la prison du Palais à Belle-Ile) ; ou encore Barère, jacobin de la «plaine», membre essentiel du Comité de salut public qui est l'origine de nombre de décrets révolutionnaires présentés à la Convention par cet orateur puissant et élégant.
Reprenant avec précision décrets, projets et discours, Corbière met en lumière le rôle décisif des Jacobins dans l’établissement du régime nouveau, celui d’une République démocratique et sociale, dont la Convention pose les fondements éphémères, embryonnaires même sur le plan social, mais où l’on retrouve nombre de principes et d’institutions éducatives, démocratiques ou sociales qui sont aujourd’hui les bases de la République. Il évite au passage les simplismes édifiants du «catéchisme révolutionnaire» inspirés du marxisme, laissant toute sa place à l’événement, imprévisible ou capricieux, délaissant le déterminisme sociologique qui a trop longtemps servi de base à une interprétation de la Révolution dominée par le Parti communiste.
Tout à sa réhabilitation de ceux qu'une historiographie conservatrice dépeint trop souvent comme des fanatiques et des «buveurs de sang», il tend toutefois à négliger les critiques qu'on peut valablement adresser aux amis de Robespierre et Saint-Just. Certes, il condamne les abominables massacres de septembre, tolérés par Danton, ou encore les sanglants excès du Tribunal révolutionnaire de Fouquier-Tinville, avec ses procès sans avocats et sans témoins, simples instruments d'assassinats politiques dans la lutte des factions. Mais il attribue avant tout ces crimes aux nécessités de l'heure, aux impératifs de la guerre aux frontières ou de la guerre civile contre les monarchistes. Or plusieurs historiens ont montré que la Terreur robespierriste a continué - elle s'est même exacerbée - alors même que la situation militaire de la République se redressait et que le Comité de salut public lui-même agitait l'idée d'une stabilisation de la Révolution après la victoire de Fleurus qui donna Bruxelles et Anvers à la France. Ainsi, il ne s'agissait pas seulement, pour Robespierre, de «sauver la patrie en danger», mais aussi d'imposer à un peuple rétif, par les moyens les plus extrêmes (exécutions sommaires, procès iniques issus de la loi de prairial, extermination populaire en Vendée cautionnée par le subtil Barère, moins à son avantage dans cet épisode) un projet politique encore minoritaire dans le pays. Fasciné par le romantisme révolutionnaire, Corbière oublie de réfléchir à la dialectique des moyens et des fins, point essentiel en politique, tant il est clair que l'usage d'expédients sanguinaires rejaillit immanquablement sur la nature du régime.
A force de tuer pour faire prévaloir le bien, dont on croit détenir le monopole, on tue aussi pour préserver son pouvoir, et on établit une dictature justifiée par une lointaine utopie, dont la perfection future est censée excuser la cruauté immédiate. Toute l'histoire du XXe siècle tient dans cette contradiction, soigneusement esquivée par Corbière. On doit éclairer l'immense apport des précurseurs jacobins, certes. On ne peut minimiser leur penchant dictatorial, qui annonce aussi les égarements des croisés du bien.