«Notre identité n'est plus définie par ce que nous faisons, mais par ce que nous possédons.» Le 15 juillet 1979, le 39e président des Etats-Unis, Jimmy Carter, adresse un discours grave à ses concitoyens. «La crise énergétique est réelle, et mondiale. Elle menace notre nation.» Le pays encaisse le contrecoup du deuxième choc pétrolier, et les files d'attente devant les stations d'essence s'allongent. «Nous pouvons mieux gérer les pénuries à court terme, et nous le ferons. Mais il n'y a pas de solution de court terme à nos problèmes de long terme. Il n'y a, tout simplement, aucune manière d'éviter de faire des sacrifices.» La cote de popularité du président bondit de 11 % après ce «Malaise Speech», comme il fut vite surnommé, avant de dégringoler tout aussi vite, et Carter perd les élections en 1980 face à Ronald Reagan.
C'est dans ces mêmes années que le discours alarmiste sur la «crise énergétique» est remplacé par un récit plus modéré, moins pessimiste, sur la «transition énergétique» : si le charbon a noirci les cieux de la première révolution industrielle, panneaux solaires et éoliennes dessineront un paysage vert pour la prochaine. Quarante ans plus tard, nous en sommes encore loin. Selon l'Agence internationale de l'énergie, la consommation mondiale d'énergie primaire reposait à 81,4 % sur les énergies fossiles en 2015, contre 86,7 % en 1973. Sur la même période, la production de gaz naturel a été multipliée par trois, celle de charbon a plus que doublé.
Le concept de transition énergétique est mentionné de façon sporadique jusqu'en 1975, date à laquelle il est employé très officiellement dans un rapport du Département de l'énergie des Etats-Unis. «Il est alors très vite repris par diverses instances de pouvoir, note l'historien des sciences et chargé de recherches au CNRS Jean-Baptiste Fressoz. Il apparaît dans les rapports d'industriels dès l'année suivante, puis dans un autre de la Commission trilatérale [qui promeut la coopération économique entre Asie, Europe et Amérique du Nord]. La communauté européenne l'emploie à son tour en 1979.» Le chercheur émet même une hypothèse sur l'inventeur du terme : «Le terme "energy transition" est issu de la physique nucléaire : il désigne le changement d'état d'un électron. On peut donc penser qu'il a été réapproprié par un ingénieur du nucléaire.» Aujourd'hui encore, son utilisation semble préemptée par les instances de pouvoir économique et politique. Engie se présente ainsi comme le «leader de la transition énergétique en France» et Emmanuel Macron y consacrait un discours en novembre 2018 intitulé «Changeons ensemble».
Vision officielle
Changer, vraiment ? C'est pourtant bien souvent l'image de cette transition fluide et logique qui justifie l'idée selon laquelle on pourrait, au contraire, ne rien changer. «La notion de transition énergétique sert surtout à faire croire qu'il existe une solution - technique - à nos problèmes environnementaux. Pour comprendre en quoi elle est problématique, il faut repenser l'histoire de l'énergie, écrite par les ingénieurs et racontée comme une conquête héroïque, explique l'historien des techniques François Jarrige. Le contexte actuel impose de construire d'autres récits qui montrent à la fois les impasses et les alternatives.»
Depuis une dizaine d'années, des travaux historiographiques questionnent en effet le récit selon lequel l'humanité a successivement adopté des modes de production d'énergie plus efficaces. «A mieux considérer le passé, on s'aperçoit qu'il n'y a en fait jamais eu de transition énergétique, fait remarquer Jean-Baptiste Fressoz. On ne passe pas du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire. L'histoire de l'énergie n'est pas celle de transitions, mais d'additions successives de nouvelles sources d'énergie primaire.»
En s'imposant, cette vision officielle a effacé une kyrielle d'énergies alternatives. Loin de l'image d'un XIXe siècle écrasé sous l'hégémonie du charbon, les historiens proposent désormais un tableau plus contrasté de la consommation d'énergie d'alors. On aurait ainsi tort d'oublier l'importance, aux Etats-Unis, de l'énergie issue du vent (6 millions d'éoliennes fonctionnaient sans relâche aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, de quoi occuper plusieurs bataillons de Don Quichotte), de l'énergie animale (il n'y a jamais eu autant de chevaux aux Etats-Unis qu'en 1900 : à New York ou à Chicago, on compte presque un cheval pour 25 humains), ou même de l'énergie hydraulique (qui fournit au pays 75 % de son énergie industrielle en 1870). Le commerce maritime n'a pas attendu les steamers pour se développer : 92 % du tonnage de la marine marchande britannique sont mus par la voile en 1868. Aujourd'hui encore, les détails du «mix énergétique» mondial réservent des surprises : 2,5 milliards de personnes dépendent du bois pour leur approvisionnement en énergie, selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO).
Andreas Malm, maître de conférences en écologie humaine à l'université de Lund (Suède), a lui aussi fouillé en profondeur dans l'histoire de la notion de transition énergétique. Il montre que les sources d'énergie n'ont pas toujours été choisies en raison de leur efficacité. «Lorsque la vapeur a été privilégiée, elle n'était pas moins chère que l'énergie hydraulique, pointe-t-il. Les "transitions" énergétiques sont guidées par des conflits de pouvoir et de domination sociale, au moins autant que par des enjeux économiques.» Selon la thèse qu'il développe dans Fossil Capital (Verso, 2016), si les industriels anglais ont progressivement préféré le charbon à l'énergie hydraulique, c'est parce que le matériau correspond mieux à l'idéologie individualiste mercantile. Pour exploiter l'énergie hydraulique, les moulins à eau devaient être installés à la campagne, le long des rivières. Le stock d'ouvriers y est moins interchangeable, donc les patrons sont plus exposés aux mouvements sociaux ; sans compter que le corps patronal doit se coordonner pour gérer le cours d'eau et les barrages. La machine à vapeur, elle, promet de l'énergie où l'on veut, notamment dans les villes, où les entrepreneurs peuvent aller piocher directement dans un vaste gisement de prolétaires. Ces mêmes logiques d'intérêts sous-tendent la maîtrise de l'énergie aujourd'hui encore. «Les entreprises qui produisent des énergies fossiles sont parmi les plus puissantes du monde, souligne le géographe. Et elles ont très fortement intérêt à ralentir la transition pour continuer à produire des énergies fossiles.»
Au gré de ces luttes d'influence, la notion de transition énergétique a été redéfinie, réinterprétée par des acteurs aux intérêts parfois opposés. Elle est entendue aujourd'hui de deux manières radicalement différentes. «Comme toutes les expressions liées à l'environnement, elle a été forgée par des militants, puis recyclée par le discours mainstream», avertit le philosophe Dominique Bourg, tête de liste d'Urgence écologie aux dernières élections européennes. Selon qui l'emploie, cette notion peut désigner «une sous-question de la transition écologique : elle interroge alors notre mode de vie, de production, et la société dans sa globalité». Mais, dans le discours dominant, «comme chez Emmanuel Macron, elle ne renvoie qu'à un réajustement de la production énergétique pour maintenir le même modèle économique et social».
Or la possibilité de produire de l'énergie propre dans les mêmes proportions que l'énergie carbonée est âprement remise en question. «Le problème qui se pose à nous est inédit : jusqu'à aujourd'hui, on a empilé les unes sur les autres des sources d'énergie qui possédaient des qualités jugées supérieures aux précédentes. Ce n'est plus le cas maintenant», résume Jean-Marc Jancovici, ingénieur spécialisé dans les questions énergétiques. Le choix qui s'impose ne dépend plus de motivations techniques ou économiques, mais écologiques. Or le professeur à l'Ecole des mines le répète à qui veut l'entendre : les énergies renouvelables ne peuvent pas être aussi efficaces que les énergies fossiles. «La grande mode est à une transition massive vers les énergies renouvelables. Techniquement, c'est possible. Mais la contrepartie majeure est qu'il vous coûtera dix fois plus cher d'acheter une chemise.»
Le vrai changement
«Penser que l'on va produire autant d'énergie avec de l'éolien qu'avec du nucléaire repose sur une croyance naïve dans la capacité de la technologie à régler nos problèmes, avertit François Jarrige. C'est parce que l'on s'en remet uniquement aux technologies pour changer, sans remettre en question nos modes de vie, que l'on ne fait pas de la transition mais de l'accumulation énergétique.» Sans doute y a-t-il, finalement, un malentendu dans l'idée de transition énergétique. Le vrai changement réside davantage dans le fait de consommer moins que de produire plus d'énergie. Plutôt se mettre au vélo que multiplier les panneaux solaires.
«Nous avons beaucoup d'intelligence dans la production d'énergie, et très peu dans la consommation, constate Michel Colombier, directeur scientifique de l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Il faudrait organiser des discussions avec les citoyens, et leur poser la question : "Qu'est-ce qu'on veut faire avec nos technologies ?"» A choisir, préfère-t-on investir dans des transports en commun, dans des voitures individuelles «low-tech», moins puissantes et pensées pour une utilisation ponctuelle, ou dans une réorganisation de l'habitat pour réduire la distance au lieu de travail ? C'est, en substance, l'alternative que posait Jimmy Carter il y a quarante ans.