Après Gaza, la Syrie, Israël, l'historien Jean-Pierre Filiu, spécialiste du monde arabo-musulman, a voulu décrypter la protestation populaire qui secoue l'Algérie depuis février. Après de nombreux voyages sur place, il publie cette semaine aux éditions du Seuil Algérie, la nouvelle indépendance. Pour lui, loin d'être une queue de comète des «printemps arabes», ce mouvement marque la fin d'une ère, celle de la toute-puissance de l'armée.
Vous, expert du monde arabe, avez choisi d’être optimiste…
J’ai choisi d’être historien. J’écris depuis 2011 que, loin d’être de simples «printemps», les soulèvements démocratiques dans le monde arabe sont des luttes populaires pour l’autodétermination, car cette autodétermination a été détournée après les indépendances par des régimes aujourd’hui en fin de course. Il s’agit bien, comme en Algérie, d’une crise de type révolutionnaire qui s’inscrit et s’accentue dans la durée.
Vous vous êtes rendu en Algérie pour voir de vos propres yeux…
Oui, l'été dernier et à plusieurs reprises les années précédentes. Pas seulement à Alger, mais aussi à Batna, Constantine, Tlemcen… J'ai partout été impressionné. C'est comme si le Hirak [la «mise en mouvement», ndlr] avait accumulé de l'énergie politique pendant ces décennies de léthargie apparente. C'est toute une société qui s'est mise en marche, en profondeur et sur un temps long. Un combat pour la nouvelle indépendance. Après 132 ans de colonisation - la colonisation la plus longue et la plus brutale de la région -, sept ans et demi de guerre sanglante de libération, puis des décennies de confiscation du pouvoir. L'indépendance a été proclamée le 5 juillet 1962 et, avant la fin de l'été, tout était déjà cadenassé. Les militaires de l'«armée des frontières», venus du Maroc et de la Tunisie, avaient écrasé la résistance intérieure et les vrais libérateurs. Le processus a été parachevé avec le renversement, en 1965, d'Ahmed Ben Bella par Houari Boumediene, qui a fait du parti au pouvoir le bras civil de l'armée. La blague était de dire que certains pays avaient une armée mais que l'armée algérienne, elle, avait un pays. C'est un Etat-armée.
Comment ce système a-t-il pu durer dans un pays si politisé ?
Parce que ce pouvoir a toujours réussi à générer des façades civiles. Très tôt, j'ai été en désaccord avec certains observateurs qui créditaient Abdelaziz Bouteflika d'un pouvoir authentique par rapport à l'armée. J'étais convaincu qu'il n'était qu'un pantin. Un rappeur algérien chantait d'ailleurs en 2015 : «On croit tellement aux fantômes qu'on est dirigé par un mort-vivant.» Son pouvoir, celui de ses frères et de son clan, pouvait paraître réel à certains, on parlait d'une nouvelle oligarchie, d'hommes d'affaires puissants. Mais, en 2019, cette classe supposée dirigeante a été embastillée en quelques semaines ! Donc ce pouvoir n'était bien qu'une illusion, c'est la première grande victoire du Hirak, avoir déchiré le voile de l'apparence civile. En Algérie, les militaires sont les seuls du monde arabe à ne pas vouloir apparaître en plein jour. Lors du putsch contre Chadli Bendjedid en 1992, ils ont aussitôt mis en avant un Haut Comité d'Etat, même si ce n'était qu'un jeu d'ombres. L'armée algérienne prospère sur deux mensonges : elle prétend avoir libéré le pays de la colonisation française et être au service du pouvoir civil.
Comment cette armée omnipotente peut-elle se retrouver dans une telle impasse ?
La crise actuelle n’est que le résultat de ses multiples erreurs. Aucun élément exogène n’a été déclencheur, les généraux sont entièrement responsables de la situation dans laquelle ils ont plongé le pays. Ils savent très bien piller l’Algérie et la mettre en coupe réglée, mais ils n’ont aucun sens politique. C’était déjà le cas en 1999 quand ils ont fait revenir Bouteflika (qui faisait partie du premier gouvernement de Ben Bella) depuis son exil doré à Abou Dhabi. Juste parce que l’un des leurs, Liamine Zéroual, avait tenté d’exercer réellement le pouvoir. L’armée l’a vite contraint à démissionner et à rentrer sur ses terres à Batna. Les militaires algériens sont incapables de changer d’époque, ils font toujours appel à ceux qui ont été des leurs dans les années 60. Le coup d’Etat de 1965 a été déclenché quand Ben Bella a voulu limoger son ministre des affaires étrangères… déjà Bouteflika. Et c’est Bouteflika, ex-secrétaire de Boumediene, que les militaires ont fait revenir, alors que de jeunes civils étaient prêts à exercer le pouvoir. On revient toujours au même nœud, ce clan reste enfermé dans sa bulle, dans ses vieilles histoires des années 60, alors que, durant des décennies, le peuple algérien a crédité cette classe dirigeante d’une sophistication redoutable, d’un machiavélisme sournois. Quand le peuple a compris qu’il n’y avait rien de tout cela, la peur est tombée. En 2019, les militaires, une fois de plus, avaient un choix ouvert de personnalités pour succéder à Bouteflika, plutôt que de proposer un mandat supplémentaire si absurde qu’il en devenait humiliant pour le peuple.
On les appelle «les Décideurs»…
Le premier à avoir employé ce mot était Mohamed Boudiaf, assassiné en juin 1992 alors qu’il venait d’annoncer son intention de lancer une purge anticorruption. Il avait déclaré à son retour en Algérie que les Décideurs lui avaient demandé de prendre la présidence. Le mot était bien trouvé, car cette poignée d’hommes décide à la place des 42 millions d’Algériens, sans jamais leur demander leur avis.
Il ne peut y avoir de retour de la violence ?
La deuxième victoire du Hirak est la non-violence. Malgré les arrestations arbitraires, le rétrécissement de l’espace public, les manifestants s’astreignent à respecter cette ligne non violente. Ce qu’oublient les Décideurs c’est que, contrairement à eux, les forces qui sont dans la rue ne vivent pas dans une bulle. Les militaires ont des frères, des cousins parmi les manifestants. L’armée n’est pas étanche au mouvement social. On ne voit ni commissariats pris d’assaut ni violences spectaculaires ou médiatiques. Le délitement en cours est invisible. Mais il est irréversible. La non-violence est aussi une réponse aux traumatismes de la décennie noire. Cette période a marginalisé les islamistes pour longtemps. L’amnésie qui a été imposée à la société après cette décennie interdit aux islamistes de se présenter comme opposants puisqu’ils ont été «blanchis», voire cooptés, par les Décideurs. Ils ont perdu leur principal crédit de force alternative. Seuls les militaires pourraient les remettre en selle pour faire peur, mais ils l’ont déjà fait dans les années 90 et ils ne sont, espérons-le, plus en mesure de le refaire. Dans la rue, le peuple réclame un Etat civil, en refus du régime militaire, mais aussi de toute forme d’Etat religieux. C’est l’histoire d’une fierté retrouvée de la part du peuple arabe qui s’était le plus autodénigré. Les Algériens sont légitimement fiers de ce qu’ils accomplissent. J’ai assisté à des débats sur l’identité où les participants se proclamaient bien sûr arabes, mais aussi berbères, méditerranéens et africains. Ils revendiquent aussi toute leur place pour les femmes !
La boucle avec 1962 est bouclée ?
Complètement ! C’est la renaissance de ce qu’était l’Algérie de l’indépendance, un pays révolutionnaire. On retrouve la même effervescence politique, intellectuelle et artistique. Le peuple algérien se montre très mûr car, même s’il a choisi la rue, ce n’est pas pour y créer un rapport de force classique.
Comment être sûr qu’aucun retour en arrière n’est possible ?
La manne pétrolière permet à la fois de neutraliser une partie des tensions internes et des ingérences extérieures. Si ingérence il y a, même si elle est discrète, c’est celle de Poutine. Les Russes sont les seuls à pouvoir encore parler aux Décideurs. Le chef d’état-major Gaïd Salah, comme de nombreux généraux de sa génération, a été formé en URSS, les échanges militaires restent intenses. Bensalah, le président par intérim, quand il va au sommet russo-africain à Sotchi, est comme un petit garçon plein de déférence vis-à-vis de Poutine, il lui garantit que la situation est maîtrisée en Algérie ! Une telle soumission a suscité un tollé dans le pays. Pendant que nous regardons ailleurs, les Russes installent une relation et une présence à long terme.
En effet, les Occidentaux parlent peu de l’actualité algérienne…
Notamment en France qui a pourtant une longue histoire commune avec ce pays… Je citerai les manifestations qui ont lieu chaque dimanche place de la République à Paris, où pratiquement aucune personnalité politique ou culturelle ne s’est affichée. Il est vrai que toute parole officielle française serait suspectée de néocolonialisme. Ce malaise explique peut-être le silence assourdissant de la France. Il faut aussi souligner le talent des autorités algériennes pour étouffer leurs événements intérieurs. Toutes les rédactions sont présentes à Hongkong ou à Santiago, alors qu’un visa algérien reste difficile à obtenir. C’est aussi la première révolution arabe qui se déroule sans Al-Jezira. En revanche, la population, elle, s’est construit un espace médiatique très indépendant sur les réseaux sociaux.
Quelle relève pourrait se profiler du côté de la société civile ?
Un opposant comme l’ex-premier secrétaire du Front des forces socialistes (FFS) et fondateur de l’Union démocratique et sociale (UDS), Karim Tabbou, est crédible. Il était de toutes les manifestations depuis le début du Hirak. Il est en détention. Le mouvement évite de se donner une tête par crainte de se la faire couper.
Selon vous, cette durée n’est pas un enlisement ?
Non, au contraire, c’est un temps de construction. Une Constituante immédiate me paraît précoce. Il faudrait en passer par une phase de transition gérée par des instances collectives. Cette durée est aussi une façon d’épuiser sans violence les dernières ressources du système en place. On pourrait aller vers une autodécomposition du système.
A quoi va servir l’élection présidentielle de la semaine prochaine ?
Des portions entières du territoire ne vont pas voter. Et pas seulement dans des régions comme la Kabylie. Un ministre ne peut pas visiter le pays sans se faire huer. Certains sont allés dans le grand sud pour distribuer des logements afin d’amadouer la population, cela n’a pas suffi. Le gouvernement qui sera issu de cette élection «à l’ancienne» se retrouvera dans la même impuissance. Les Décideurs ont mis le pays à l’arrêt, avec la moitié du haut patronat en prison et Internet coupé régulièrement. Plus rien ne fonctionne. Ils ont tout faux, ils ont déjà cédé au peuple l’étendard du patriotisme et se sont enfermés eux-mêmes dans une impasse.