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Libération
Chronique «Résidence sur la Terre»

Le grand corps malade

Chronique «Résidence sur la terre»dossier
Trente ans après la chute du Mur et du communisme, le système capitaliste, qu’on croyait insubmersible, prend l’eau, un peu partout sur la planète.
publié le 6 décembre 2019 à 17h06

Et finalement, les trente bougies d’anniversaire de la chute du mur de Berlin furent autant de barricades plantées sur le grand gâteau. Des soulèvements populaires dans des dizaines de pays, des révolutions, on aurait pu rêver pire comme anniversaire de la supposée fin d’un monde. On aurait pu penser, par exemple, à la funeste prédiction de Francis Fukuyama, quelques années après la chute, annonçant sa fameuse fin de l’histoire. Bien mal lui en a pris : la voilà plus en forme que jamais.

Le Chili vient de se soulever comme un seul homme, mi-octobre, dans un admirable mouvement de révolte contre les inégalités sociales et le système néolibéral, dont il était pourtant réputé être un enfant modèle. Une flamme politique retrouvée, et déjà un grand succès : la Constitution chilienne, héritée des années Pinochet, sera bien soumise à un nouveau référendum, en avril prochain. Hongkong est en état de siège depuis le mois de juin. A force d’ingéniosité, de ténacité et de courage, la révolte populaire contre la mainmise accrue de Pékin a gagné la ville entière. Derrière les barricades, des étudiants, des citoyens défendent pas à pas leurs droits, grignotés par un gouvernement pressé d’avaler la formule «un pays, deux systèmes», et par là même la ville-région aux œufs d’or. Au Liban, la révolte contre la corruption de la classe politique s’est transformée en révolution, qui a fait chuter le gouvernement, comme c’est le cas en Irak, qui, après deux mois de manifestations contre le pouvoir et 420 morts, est à feu et à sang.

S’il serait hasardeux d’assimiler des cas aussi disparates, une même rage semble bien à l’œuvre, une nécessité globale de renouveler le contrat social.

Les pactes qui fondent nos sociétés se fêlent un à un. A force de corruption galopante (5 % du PIB mondial est détourné chaque année) et de représentativité défaillante, le pacte politique et l’ensemble du contrat démocratique battent de l’aile. Il faut partout inventer de nouvelles manières de faire démocratie, qui doivent être nécessairement plus amples et diverses qu’aujourd’hui.

Le pacte économique ? C’est bien simple : 26 personnes détiennent autant que la moitié de la population mondiale. Le rêve vendu par le néolibéralisme d’une chance pour tous était, on le sait, une farce complète. Il n’y a pas de place pour tous au paradis - il n’y en a même plus du tout.

Le pacte judiciaire se fissure aussi, notamment en Espagne où l’on compte depuis plus d’un an, et pour une décennie encore, des prisonniers politiques. La rue gronde en Catalogne, et cette dérive du pouvoir judiciaire vient lentement ronger l’équilibre démocratique.

Et le pacte qui a longtemps pu nous paraître le plus souterrain, et sur lequel en réalité reposaient tous les autres, appelons-le pacte bio-écologique, a été entièrement bafoué, lui aussi. A-t-il seulement existé un jour ? Il n’avait en tous les cas jamais été exposé ou formulé, car il n’y avait pas de partie légale en face (c’est en train de changer). Le pacte naturel entre l’homme et le monde, son milieu, le reste du vivant (on voit bien que les termes dès l’abord étaient viciés et le contrat faussé), ce pacte-là a été rompu unilatéralement par l’une des deux parties, qui doit à présent s’efforcer de le réinventer.

Comment dès lors baser nos sociétés sur des colonnes fêlées ? On fait comme si, on continue, on travaille, on avance, mais si les fondations ne tiennent plus, c’est l’ensemble des édifices qui se dérobent. Plus un seul territoire qui n’échappe à ce grand vacillement. Les réactions à ce dernier sont pour autant diamétralement opposées : montée d’un nationalisme climatosceptique d’un côté, antisocial et autoritaire, des Etats-Unis au Brésil et bientôt au-delà, et de l’autre la multiplication des soulèvements populaires et des mouvements sociaux aux quatre coins du monde.

Lorsque tout vacille, demeure toujours la possibilité du bâton, cet éternel aveu de faiblesse du pouvoir. L’art de la matraque est le mieux partagé : 23 morts et plus de 2 000 blessés au Chili, des violences policières chaque jour ou presque à Hongkong, dont un assaut de l’université polytechnique occupée qui aurait pu très mal finir, plus de 200 blessures à la tête en France, un mort et 21 éborgnés depuis qu’a commencé le mouvement des gilets jaunes, il y a un an.

Le grand corps malade du capitalisme mondial fuit de toutes parts. Il est courbaturé, recouvert d’ecchymoses, il est à bout de souffle. Trente ans après la chute du Mur et du communisme, elle est bien là la grande nouvelle : le système qui gagnait alors la partie à plate couture, et qu’on croyait insubmersible, prend l’eau. Son cœur est en lambeaux, son foie est atteint, ses jambes chancellent. Il tient encore debout, certes, ingurgitant comme toujours ce qui s’oppose à lui, mais il répète les mêmes phrases, il bafouille, sa voix ne porte plus. Trente ans après son supposé triomphe, le grand corps que l’on disait imbattable a mené la planète au bord du chaos. Il est peut-être temps pour lui de tirer sa révérence.

Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone».