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Libération
Chronique «La cité des livres»

Guillebaud, Franceschi, voyageurs du paradoxe

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Le grand reporter et l’aventurier publient chacun un livre en hommage à la beauté du monde. Ce sont leurs incessants allers-retours entre villes et contrées lointaines ou natures proches qui leur permettent ce regard nostalgique et émerveillé.
publié le 10 décembre 2019 à 17h26

Souvent l’écologie est catastrophiste. On le comprend : l’humanité risque de payer d’un prix exorbitant son aveuglement devant la crise climatique. Mais à force de décrire les horreurs du monde qui vient, on en vient à oublier les merveilles du monde qui est. Avec un risque à la clé : la contemplation des catastrophes annoncées a quelque chose de décourageant, tant les plus pessimistes de ces vigies les proclament inéluctables.

Il est une autre manière de hâter la prise de conscience, explique Jean-Claude Guillebaud, grand reporter de guerre et d'idées, essayiste qui scrute depuis des années le désarroi contemporain : braquer son regard, pour une fois, non sur l'horreur écologique, mais sur l'inépuisable beauté de cette nature menacée. Il livre ainsi un essai tout personnel, qui retrace son émotion répétée devant le spectacle des forêts, des océans, des palais végétaux et des peuples animaliers et affirme sans ambages l'urgence de «sauver la beauté du monde».

Les exercices d'admiration sont toujours difficiles. On court le risque de la mièvrerie et de la «pensée positive» que l'air du temps tend à tourner en ridicule. Guillebaud balaie l'argument d'une citation de Vauvenargues : «C'est un grand signe de médiocrité que de louer toujours modérément.» Il remarque surtout que cette sensibilité à la beauté des choses est une dimension essentielle de la nature humaine, celle qui pousse des millions de terriens vers les paysages ou les monuments les plus émouvants ou les plus harmonieux de la planète. Candeur volontaire qui nous change des sarcasmes et des détestations qui sont la trame du débat public.

Guillebaud est un globe-trotter enraciné, qui vit quatre jours par semaine dans une «grande maison devant la forêt», non loin d'un village charentais, limitant avec parcimonie ses plongées dans le microcosme parisien qu'il connaît trop bien. Reporter des champs et des bois alentour, il décrit avec un lyrisme retenu ses périples quotidiens au contact des arbres en fleurs à la saison, des chevaux ou des tourterelles. Il élargit ensuite la focale pour faire l'éloge paradoxal de la technologie audiovisuelle qui met à portée de tous, à force de zooms savants, de survols en drone et de caméras à vue nocturne, ces scènes naturelles et sauvages, grandioses ou microscopiques, forestières ou sous-marines, qu'on se bornait jusque-là à deviner. Hommage de l'homme des bois à la science la plus pointue… Sans oublier les grandes œuvres de l'humanité exposées dans les villes, les innombrables cathédrales où la beauté est l'auxiliaire décisif de la piété, ou encore cette ode d'Albert Camus à sa terre natale dans le célébrissime Retour à Tipasa. Au total, un hymne au monde en péril qui rappelle que la lutte écologique est aussi un combat esthétique.

Guillebaud le reporter rejoint ainsi un autre plaidoyer pour le sauvetage de la planète, celui de Franceschi l'aventurier. Voyageur compulsif, Patrice Franceschi a voulu dès l'adolescence échapper aux destins tout tracés pour choisir sa vie, loin des villes occidentales trop réglées. Aussitôt il quitte «l'Europe aux anciens parapets» pour les jungles, les déserts et les savanes. Il manque d'y laisser sa vie, glissant sur les rivières fétides de l'Afrique équatoriale, suivant à pied le cours du Haut Nil, cherchant sur les cartes les zones blanches pour y plonger sans prudence. En Afghanistan, il se lie avec un combattant de l'insurrection antisoviétique, Amin Wardak et devient pour quinze ans son soldat et son ambassadeur, fasciné par le courage des maquisards, faisant le coup de feu avec eux contre les troupes russes, alliant la découverte d'une civilisation avec l'attirance pour le danger, «fana-mili» bientôt reconverti dans l'humanitaire, compagnon de Kouchner, puis aviateur pour un tour du monde en ULM, et enfin marin et capitaine de voilier qui court les océans en quête d'images pour la télévision. Lui aussi veut sauver «la beauté du monde», mais ce sont les hommes qui l'intéressent, ami des «peuples premiers», chez qui il trouve l'authenticité qui a quitté nos rivages trop urbains. Il conte cette vie hors normes dans un grand livre d'images où il délivre son message de rebelle médiatique, allergique aux règles et aux conformismes de la vie moderne.

Pourtant, entre deux périples, entre deux nostalgies d’un monde sans fumées et sans orgueil, tous deux reviennent sans cesse à la ville, qui accueille leurs récits et leur offre, malgré qu’ils en aient, un port d’attache. Ces paladins de la nature ont besoin, eux aussi, des facilités de la civilisation. Ils parlent d’un monde passé en voie de disparition, mais ils sont aussi les enfants, rétifs mais fidèles, de la modernité. Paradoxe d’un message de pureté qui resterait sans écho sans les pouvoirs de la technologie et de la science…