Menu
Libération
TRIBUNE

Oui, les salariés veulent plus de justice sociale

Le mouvement en cours montre bien que c’est le refus du système par points - au cœur du projet du gouvernement - qu’ont exprimé les grévistes et les manifestants, qui ne croient pas en ses promesses de lisibilité ou d’égalité.
Montpellier, le 5 décembre 2019, environ 20 000 personnes ont défilé a l'appel de différents syndicats contre le projet de reforme de retraite. (LODI Franck/SIPA/LODI Franck/SIPA)
par Jérôme Pélisse, sociologue, professeur des universités à Sciences-Po
publié le 10 décembre 2019 à 18h16
(mis à jour le 11 décembre 2019 à 10h14)

Tribune. La journée du 5 décembre a été un succès pour les syndicats. De nombreux grévistes et manifestants ont constaté l'ampleur du refus de la réforme des retraites qui s'annonce et du monde qu'il promet. Certes, au sein du monde syndical, deux confédérations (la CFDT et la CFTC) n'ont pas appelé à participer à ce mouvement et soutiennent l'idée d'un système par points.

Certes aussi, la réforme n’est, en réalité, pas encore connue dans ses détails et des membres du gouvernement, jusqu’au président de la République, ont même ironisé sur ce mouvement social qui s’oppose à quelque chose qui doit (encore et encore) donner lieu à négociations dans les prochains jours, et à des annonces en milieu de semaine.

Mais ce type de propos, après avoir nommé il y a deux ans un haut-commissaire, entré depuis au gouvernement, dont tout le monde souligne qu’il a consulté, travaillé, négocié avec les multiples acteurs impliqués, après aussi des annonces contradictoires jusqu’à il y a quelques jours encore de la part des membres de la majorité et des ministères eux-mêmes, ne fait que renforcer un sentiment de mépris et l’idée qu’on prend les salariés pour des imbéciles.

Il renforce aussi le sens qu’on peut attribuer à la contestation des centaines de milliers de grévistes et de manifestants - sans doute plus d’un million en France le 5 décembre - : celle d’un refus du système de retraite par points. Car si on est sûr d’une chose, c’est qu’elle est le cœur et l’armature du projet du gouvernement, même si beaucoup de paramètres sont encore à définir. Ce qu’on en connaît suffit néanmoins à des centaines de milliers de travailleurs pour qu’ils décident de perdre une partie de leur salaire - au moins une journée et pour beaucoup davantage.

Depuis le 5 décembre au soir, le changement de ton des membres du gouvernement est sensible et s’ouvrirait ou se poursuivrait donc une phase de «négociation». La négociation est une manière souvent célébrée de décider. Encore faut-il que ce terme recouvre autre chose qu’un écran de fumée, des consultations dont on ne tient pas compte, du temps et de l’énergie perdus, ou plutôt instrumentalisés par la partie qui ouvre les négociations, qui est toujours celle qui «a la main».

Asymétriques, comme celles sur les retraites, les négociations d’entreprise promues sources premières du code du travail depuis 2016 et 2017 dans de nombreux domaines risquent souvent d’être dénaturées. Elles sont ce qu’en font les acteurs, ouvrent des opportunités, et transforment potentiellement les acteurs qui la mènent, mais de ce point de vue, ceux qui les ouvrent et en maîtrisent les temporalités ont des responsabilités particulières. En attendant six jours après la journée du 5 décembre pour présenter son projet, le gouvernement ne semble pas les avoir assumées.

Le mouvement social qui se poursuit montre bien que c’est le refus du système par points qu’ont exprimé les grévistes et manifestants, qui ne croient pas en ses promesses de lisibilité ou d’égalité. Oui, les salariés attendent une amélioration des retraites des femmes, des agriculteurs, des indépendants, comme le prévoit potentiellement ce qu’on connaît du projet de réforme actuel.

Oui, ils veulent, comme le promet Emmanuel Macron, plus de justice sociale. Mais sans le faire au détriment des ouvriers de maintenance de la RATP, des conducteurs de la SNCF, des infirmières de l'hôpital public, des enseignants ou des cadres du privé et in fine de la majorité des salariés.

Comme c’était le cas jusqu’aux années 80, pourquoi ne pas faire que ces régimes spéciaux soient l’horizon du système vers lequel les retraites de tous les salariés devraient tendre ? Pourquoi ne pas les faire disparaître dans un système universel qui prévoit une retraite qui ne soit pas trop tardive (comme elle l’a longtemps été pour les ouvriers, qui continuent à mourir en moyenne 6,4 ans avant les cadres), qui suffise pour vivre correctement, et reste, comme le décrit Bernard Friot, sociologue spécialiste du salariat et des retraites, un salaire socialisé et continué ?

Une retraite qui ne devienne pas un complément à des économies qu’il aura fallu faire toute sa vie en prévision du moment où on ne pourra plus travailler, un revenu insuffisant et incertain, qui dépend d’un nombre de points et de la valeur de celui-ci que fixerait chaque année le gouvernement en fonction de la croissance, de la démographie et d’une règle limitant à 14 % du PIB le montant des pensions à verser chaque année ? Avec l’augmentation démographique du nombre de retraités et sauf si le PIB retrouve des niveaux de croissance qu’on a aujourd’hui oubliés, cette règle conduit mécaniquement à diminuer le niveau de pensions.

Le refus de la retraite par points, c’est le refus de concevoir la retraite comme un salaire différé, fondé sur des cotisations individuelles conçues comme la base de notre retraite future. Même si le système par points n’est pas le passage à la retraite par capitalisation, il va de pair avec une vision individualisée de la retraite qui rompt avec la logique de solidarité que constitue le système mis en place en 1946, dans une France alors en ruine, où aucun argent ne pouvait «ruisseler» comme aujourd’hui on nous explique qu’il le fait pour justifier des baisses et une limitation des impôts pour les plus riches et un soutien financier de l’Etat, non conditionné et permanent aux grandes entreprises qui s’en servent pour rémunérer des actionnaires.

Il est bien d’autres solutions de financement à explorer que l’allongement des durées du travail qui, comme les heures supplémentaires défiscalisées, n’aide pas à résoudre le problème du chômage. Et il n’est pas acceptable d’envisager, implicitement mais mécaniquement, la baisse des pensions de base de tous pour faire face aux changements démographiques en cours ni même améliorer celles, effectivement bien basses et tardives de certaines catégories de travailleu·rs·es.