En 1995, le politologue Stéphane Rozès avait judicieusement baptisé «grève par procuration» le plus grand mouvement social depuis Mai 1968. De fait, durant un mois, la CGT et FO, soudain réconciliées, avaient porté les inquiétudes ou les refus d’une majorité de Français face aux réformes annoncées de la Sécurité sociale et des régimes spéciaux. Cette fois-ci, on devrait plutôt parler de «grève par suspicion». L’ambitieuse réforme systémique des retraites voulue par Emmanuel Macron suscite en effet une forte vague d’anxiété et, pour certaines catégories sociales, d’angoisse ou de colère. Pour le gouvernement, les choses se présentaient pourtant mieux que pour Alain Juppé il y a vingt-quatre ans. A l’époque Jacques Chirac, après avoir centré sa campagne présidentielle sur la «fracture sociale» - c’est-à-dire sur sa réduction - avait dû, moins d’un semestre après son élection, retourner ses batteries et ordonné une réduction de la fracture budgétaire afin de qualifier la France pour l’euro. Les Français s’étaient sentis dupés. A l’opposé, Emmanuel Macron avait annoncé dès sa campagne présidentielle une réforme globale des retraites fondée sur des principes d’équité, de solidarité et de simplicité. Son idée, les sondages en témoignent, avait été bien accueillie et d’ailleurs, aujourd’hui encore, le principe d’une réforme globale des retraites est accepté par une majorité de Français. De plus, alors qu’en 1995 les régimes spéciaux étaient considérés comme un symbole d’avancée sociale, en 2019 la majorité des Français les regardent comme une anomalie partiellement financée par les autres salariés. La passion égalitaire, cette spécificité nationale, s’exprime ainsi au détriment des cheminots et des traminots. Enfin, en 1995, la gauche vigoureusement menée par Lionel Jospin constituait une alternative politique crédible, alors qu’aujourd’hui la seule alternative actuellement possible, incarnée par Marine Le Pen, tient évidemment du repoussoir. En théorie, le gouvernement d’Edouard Philippe avait donc la partie plus facile que le ministère Juppé il y a une génération.
Dans la réalité, il n’en est rien. La popularité initiale d’Emmanuel Macron et de son Premier ministre a fondu comme neige au soleil, même si son socle électoral, naturellement minoritaire, tient bon. Le front du refus à la réforme des retraites - CGT, FO, SUD et FSU - est puissant et populaire. La majorité des Français soutient les grévistes. Elle veut bien d’une réforme des retraites mais pas de celle-là. Elle ne croit pas jusqu’ici aux engagements, aux promesses et aux signes d’apaisement multipliés par le gouvernement. On verra vite si Edouard Philippe est parvenu mercredi à dissiper quelques doutes et à rassurer plusieurs catégories sociales qui se sentent particulièrement visées, à commencer par les enseignants, les familles nombreuses, les cadres supérieurs, les avocats et bien entendu les bénéficiaires des régimes spéciaux. Il faut bien reconnaître que le Président et le gouvernement récoltent ainsi le doute, la confusion, la crainte - donc le soupçon - qu’ils ont semés. Des consultations avec les syndicats durent certes depuis deux ans, mais les hypothèses exprimées publiquement depuis deux mois par l’exécutif ont comporté tellement de flou et de contradictions sur des points essentiels (âge pivot, clause du grand-père, chronologie de la mise en œuvre, valeur du point) que le scepticisme et la méfiance se sont installés. Le déchaînement des réseaux sociaux, avec leur cortège de fausses rumeurs et de vraies intoxications, avec ces polémiques constantes et ces mensonges militants, a fait le reste. Dans la bataille de l’opinion, Internet constitue un facteur essentiel qui ne jouait pas en 1995 mais qui pèse terriblement en 2019. C’est un ennemi redoutable qu’Edouard Philippe a tenté de démythifier. En abattant enfin ses cartes, en répliquant aux accusations, en tentant d’introduire de la clarté dans l’obscurité du débat et de la précision dans la brume du projet, le Premier ministre a engagé hier toutes ses forces pour combattre l’ère du soupçon.
Car c’est bien aussi de cela qu’il s’agit. La grande grève de décembre 2019 souligne cruellement le déclassement brutal de la parole politique. Outre que celle-ci a désormais d’autant plus de mal à se faire entendre qu’elle s’exprime au milieu du brouhaha des réseaux sociaux et du fracas de l’information continue, la parole politique se heurte au scepticisme virulent et au doute permanent. Les Français ne croient plus ceux qui les dirigent, pas davantage, d’ailleurs, leurs opposants. Les syndicats réformistes (CFDT, Unsa, CFTC) et les élus locaux sont peut-être les derniers interlocuteurs susceptibles de dialoguer sans récuser, sans insulter, sans rejeter. D’où, d’ailleurs, l’ardente nécessité, fort mal respectée, de les écouter attentivement et de leur répondre clairement. Dans la grande crise de la démocratie qui se dessine partout en Occident, et comme toujours plus particulièrement en France, la suspicion devient une arme mortelle. Elle installe une surdité sociale, une incommunicabilité politique, un terrain favorable à toutes les dérives. Au-delà de la réforme des retraites, sujet majeur, c’est donc la capacité brisée du dialogue qu’il s’agit de restaurer. Pour éviter qu’après une grève par suspicion s’avance une extrémisation par suspicion.