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Libération
Chronique «Ré/Jouissances»

Moi, la retraite…

Monologue d’une dame de plus de 64 ans qui voit ses prétendants s’empailler pour la conformer à leurs désirs quand elle préférerait qu’on repense les trois temps de la vie.
publié le 16 décembre 2019 à 18h26

Je suis la retraite. Je suis née bien avant 1975. J’ai surgi à la fin de la guerre de 40, mais je ne serai jamais centenaire à voir comment la démographie évolue, comment la chose commune se délite et comment la capitalisation va décapiter la répartition. Sans oublier ces braves Dupont et Dupond du moment, ces messieurs «paramétrique» et «systémique» qui, coiffés de leur chapeau melon, me prennent la tête et me rendent chèvre.

Je suis la retraite et tout le monde ne parle que de moi. Ça s’empaille au-dessus de mon fauteuil, comme on fait avec ceux que l’on veut mener en Ehpad et dont on se fiche bien qu’ils puissent entendre les arguments voler en escadrille et tout incendier en escarbilles sautant le pare-feu. Autour de mon déambulateur, ça se bagarre serré dans ce pays qui n’aime rien tant que se jeter à la tête des noms d’oiseaux et des fientes de corbeaux, histoire de savoir qui a touché, qui touchera et qui a croqué dans le fromage des sociétés d’assurances.

Je suis la retraite. Je suis une de ces vieilles personnes qui ont la vue qui baisse et qui n’entendent plus très bien. Macron et les siens me prennent par le bras pour me faire traverser la rue. Et, puisque je n’ai plus besoin de trouver du travail, ils m’abandonnent en chemin, me laissant trébucher sur les rails des trams, ultimes vestiges d’une mobilité ancienne qui va désormais à pied par les champs et les grèves de ces derniers jours.

Je suis la retraite. A ma grande surprise, j’attise encore les convoitises. Chacun veut pouvoir me prendre à sa guise, à l’âge qui lui convient et avec une pension mijotée aux petits oignons, avec picaillons rissolant en lardons. Mais je ne suis pas certaine qu’il y ait grand monde qui m’aime vraiment, d’une affection désintéressée, d’un amour tendre et doux.

Pourquoi ? Parce qu’il est difficile de sortir du jeu. Pénibilité des tâches effectuées ou pas, la civilisation occidentale est tellement structurée par l’activité qu’en finir avec cette nécessité est une petite mort pas du tout sexy. Les seniors ont beau jouer les Musclor à activités multipliées avec troisième génération à cajoler et voyages organisés à effectuer, s’inventer stentors caritatifs dévoués ou associatifs politisés, ils savent bien que leur dévaluation est engagée, leur suppression programmée et que ça s’accélère sur le toboggan glissant vers les tréfonds.

Je suis une dame d’âge au patrimoine flageolant qui voit une cohorte de prétendants se disputer un héritage incertain. Entre «réformisme» rétrécisseur et droit acquis, envie d’anticiper la décrue et demande d’égalité maintenue, universalité régressive et régimes spéciaux, les contradictions s’avivent que je ne sais pas résoudre.

Qu’ils soient libéraux à la botte d’Edouard Philippe ou syndicaux à moustaches en crocs façon Philippe Martinez, les belligérants refusent de cotiser pour mes vieux jours. Les premiers préféreraient attendre le plus longtemps possible pour abonder ma pension, les seconds veulent reporter la charge sur d’autres épaules mieux découplées, plus dorées par le soleil crochu de la richesse indue.

Les uns et les autres me font des déclarations d’affection qui m’étonnent par leur virulence. C’est comme si je redevenais un objet de désir alors que je ne suis qu’une façon d’en finir. C’est flatteur, mais problématique pour la santé mentale de cette société ulcérée. Ils me prennent pour l’horizon azuré, l’espoir augmenté, le paradis retrouvé, alors que je ne suis que naufrage et perdition, déboussolement et fin des fins.

Je suis la retraite et je me désole que renaisse l’idée d’un strict ordonnancement des trois temps de la vie. La chronobiologie est en voie de reformation. On en revient à l’archaïque déroulé linéaire. D’abord sonne l’heure de l’instruction publique par les hussards noirs de la République, ensuite on passe à la production de biens et services, et enfin seulement on a le droit de se tourner les pouces plus ou moins longtemps, selon les trimestres engrangés, les bons points récoltés et la santé préservée.

C’est comme si le débat sur le partage d’un travail raréfié n’avait jamais eu lieu, comme si la formation continue était une illusion et comme si la réflexion sur les années sabbatiques était de la nique. Oublié le revenu universel, balayées les réponses solidaires à la robotisation et à la délocalisation.

Je suis la retraite. Et alors que ça chauffe alentour, le froid me gagne devant ce manque d’imagination sociale qui me transit. Je resserre mon plaid autour de mes bronches fragiles qu’attaquent les hivers aussi glacés que les bérézinas qui charrient les glaces de la débâcle des utopies.

Je perds un peu la boule et je ne comprends pas qu’on veuille encore de moi quand je rêve d’une éternelle jeunesse transhumaine où je ne perdrais plus ma vie à la gagner, avant de tout arrêter d’un seul coup, d’un seul.