Tribune. Que ce soit en France, en Europe ou ailleurs dans le monde, la reconnaissance faciale s'impose de plus en plus dans les débats. En France, les expérimentations comme celle menée à Nice ou la proposition de solution d'identité numérique régalienne Alicem ont récemment soulevé de nombreuses questions : si cette innovation ouvre de nouvelles opportunités économiques, commerciales et de sécurité publique, elle pose néanmoins des problèmes d'éthique et d'acceptabilité sociale. Tout comme les débats relatifs à la bioéthique, la reconnaissance faciale et l'utilisation de nos données biométriques imposent de prendre le temps nécessaire pour que la société tout entière puisse décider en connaissance de cause, de l'utilisation de cette technologie dans notre quotidien.
Nous défendons la mise en place d’un moratoire interdisant l’usage de la reconnaissance faciale pour identifier les individus sans le consentement préalable et éclairé des intéressés, et ce jusqu’à ce que des garanties suffisantes soient établies en termes de sécurité et de libertés fondamentales. C’est le choix de plusieurs villes américaines, telles que Portland ou San Francisco. C’est également la position défendue par David Kaye, rapporteur spécial des Nations unies et de nombreux représentants de la société civile. Ainsi, nous proposons que toute expérimentation de système d’identification ayant recours à la reconnaissance faciale soit soumise à l’approbation préalable de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) et du Défenseur des droits ou de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Et avant même tout usage expérimental, nous pensons - à l’instar de la Cnil - qu’il est impératif de tracer un certain nombre de lignes rouges.
Ce moratoire permettra de laisser le temps nécessaire pour mener à bien le débat sur la reconnaissance faciale. Nous soutenons l’appel de la Cnil, du gouvernement et du contrôleur européen de la protection des données sur un débat à la hauteur des enjeux. Nous proposons l’organisation d’une «convention citoyenne sur la place des nouvelles technologies dans notre société», à l’image de celle organisée sur le climat. Ce moment démocratique aura pour ambition de mieux cerner les attentes de l’ensemble de la société civile en matière de numérique, de coconstruire un cadre normatif approprié et de mener une analyse d’impact rigoureuse sur la reconnaissance faciale.
Soyons vigilants quant aux types de données collectées par ces technologies, à leur réutilisation et à la méthode même de collecte. Les données faciales sont des données biométriques sensibles et constituent des informations irrévocables - à l’inverse de nos mots de passe ou adresses mails - et sont, par définition, uniques et inchangeables en cas de vol ou de compromission. Une protection accrue sur ces données doit être mise en place, notamment quant aux personnes ayant un possible accès à ces données. Cela soulève donc des enjeux cruciaux en matière de libertés publiques, d’éthique et de consentement.
Ces interrogations, doutes et peurs découlent en partie de la non-maîtrise de cette technologie et de certains usages débridés par des entités privées et publiques. D’une part, la reconnaissance faciale n’est pas à ce jour une technologie totalement mûre et possède encore de nombreux défauts techniques. Il existe notamment des biais lorsqu’il s’agit des minorités ethniques, des femmes et des jeunes. D’autre part, cette technologie peut engendrer des dérives mettant en danger nos libertés et notre démocratie, comme le démontre tristement la répression des manifestations à Baltimore et à Hongkong ou la surveillance de la minorité ouïghoure par la Chine. Le déploiement d’un système général de reconnaissance faciale peut mettre fin à toute possibilité d’anonymat, allant à l’encontre de notre conception de la liberté de circulation et d’expression.
Sommes-nous prêts à accepter ces défauts techniques et les conséquences qu’ils provoqueront quand il s’agira de décisions de justice ou de contrôles policiers ? Face à l’absence de certitudes quant aux usages, devrions-nous adopter un principe de précaution avant l’adoption massive des technologies de surveillance et de collecte de données biométriques ? La liste de ces questions n’est pas exhaustive, mais nous devons prendre du temps et du recul afin d’y répondre en toute connaissance de cause.
Nous ne devons pas céder au solutionnisme technologique et sacrifier nos droits sur l’autel de l’innovation technologique. Osons le moratoire pour prendre le temps et le recul nécessaires pour définir notre contrat social vis-à-vis de cette technologie. Osons le débat social lors d’une convention citoyenne non seulement sur la reconnaissance faciale, mais sur le sens que nous voulons donner à l’innovation. Ne subissons pas le développement technologique, mais devenons des acteurs à part entière de la transition numérique.
Par Paula Forteza Députée LREM, Albane Gaillot Députée LREM, Philippe Latombe Député Modem, Guillaume Champeau Directeur de l'éthique et des affaires juridiques de Qwant, Guillaume Klossa Fondateur EuropaNova, Nicolas Mialhes Fondateur Yes Europe Lab, Marc Rees Rédacteur en chef Next INpact, Judith Rochfeld Professeure de droit à Paris-I, Suzanne Vergnolle Juriste spécialiste en droit du numérique, Digital New Deal Foundation, Internet Society France, The Future Society, Access Now