La France est le plus vieil Etat-nation d'Europe. C'est aussi le plus divisé, de toute éternité. Derrière le squelette imposant et rigide de l'Etat régalien, c'est la discorde qui règne. C'était vrai hier, ça l'est plus que jamais aujourd'hui : guerres civiles, guerres de religions, jacqueries et frondes à répétition sous la monarchie dont la majesté scénarisée cachait mal l'habit d'Arlequin de la réalité française. Puis quinze régimes en deux siècles, donc autant de révoltes, de coups d'Etats ou de révolutions : record du monde de l'instabilité conflictuelle. Des fractures sociales, culturelles, politiques, territoriales. Des antagonismes violents et des crises spectaculaires, de la Commune à l'affaire Dreyfus, des ligues à Vichy, des guerres coloniales aux batailles de l'Europe, des alliances tumultueuses (PCF-PS, RPR-UDF) ; des affrontements violents, des grèves dures (sur la longue durée, bien plus fréquentes que chez nos voisins), des clivages abyssaux (1968, 1981, 2002), bref, ce qu'André Fontaine, éminent rédacteur en chef du Monde, avait dénommé «la guerre civile froide».
Nous y voilà de plus belle. Pendant un an, les gilets jaunes ont dominé l'espace public, conspuant l'exécutif, injuriant et menaçant le président de la République, jusqu'à tenter de lui faire un mauvais sort au Puy-en-Velay, hurlant leur désarroi, leur fureur, leur haine même contre une société qui, croyaient-ils, les ignorait, les abandonnait, les vouait au déclassement ou au dénuement. Colère disproportionnée contre un système et un régime qui, après tout, consacrent plus de ressources à la solidarité sociale qu'aucun autre pays ? Rationnellement, oui, psychologiquement, non. La France aide beaucoup mais aide mal ceux qui sont en difficultés. Les formes totalement inédites de protestation inventées par les gilets jaunes, leur acharnement, leur violence dans les manifestations, parfois sur les ronds-points, voire contre les permanences et les domiciles des élus LREM, cette année pleine de frondes, de révoltes dessine une radiographie noire en ce début de XXIe siècle. La France a raté le tournant du nouveau millénaire, c'est ce que proclament ces indignés et ces rebelles, parfois tout près de se convertir en émeutiers ou en insurgés. Ils ne représentent, certes, qu'une fraction de la France, même s'ils ont longtemps été soutenus par la majorité de la population. A côté ou en face de la France des gilets jaunes, il y a la France du grand débat, non pas celle des élites, comme on le prétend à tort (la France de 2019 serait-elle la seule société au monde à compter plus de 30 % d'élites dans sa population ?) mais celle des intégrés et des installés, qui sont aussi les plus diplômés ou les mieux formés.
Et maintenant, avec le spectaculaire conflit de la réforme des retraites, voici une nouvelle querelle, une nouvelle discorde qui s'installe et rugit. Dans la forme, elle apparaît bien plus classique, aussi déterminée mais plus pacifique. Une mobilisation des organisations syndicales pour s'opposer à une réforme des retraites, c'est un film que l'on a déjà vu dix fois sous la Ve République. L'allongement de la durée de la vie, la diminution inéluctable du nombre des cotisants par rapport au nombre des retraités plantent le décor partout en Europe. En France, la bataille est cependant beaucoup plus longue, beaucoup plus acharnée, beaucoup plus grinçante qu'ailleurs. En matière sociale, les Français restent des combattants d'élite, plus ardents, plus obstinés qu'au-delà de nos frontières. La vivacité, la combativité, le sens critique, et la religion des situations acquises sont des spécialités nationales solidement ancrées. Comme cette fois-ci il s'agit, non plus d'une mesure d'âge supplémentaire, mais d'une réforme globale, systémique, la mobilisation est impressionnante et l'antagonisme est profond. Les syndicats, dont on soulignait l'effacement durant la crise des gilets jaunes, apparaissent maintenant comme des moribonds en bonne santé. Si la partie n'est pas jouée, si la réforme n'est pas du tout enterrée, le combat est rude, puisqu'il concerne la France entière et s'impose comme le totem de la «transformation» macronienne de la société.
Ce qui se dessine en fait, c’est l’affrontement croissant, plus clairement que jamais depuis 1981, entre deux conceptions, deux approches et presque deux modèles de sociétés. D’un côté, une France fragmentée, malheureuse, désormais vindicative, qui rejette vigoureusement la politique sociale-libérale, se proclame dans les sondages résolument anticapitaliste et antimondialiste, se vit comme la victime des métamorphoses des trois dernières décennies. Elle se situe à l’extrême droite, à l’extrême gauche, parmi les abstentionnistes et sur toutes les marges de la société. Elle rêve de protections accrues, de solidarités nouvelles et de gestion sociale d’un système qu’elle réprouve. Elle n’a pas vraiment d’horizon commun, elle ne sait pas exactement ce qu’elle veut mais elle sait ce qu’elle ne veut pas, ne veut plus, le social-libéralisme. Elle devient peut-être majoritaire mais demeure divisée. En face, une autre France, férue de nouveauté, de souplesse, d’innovation, d’adaptation. Elle est aussi optimiste et confiante que l’autre France est pessimiste et angoissée. Elle se retrouve dans le social-libéralisme. Elle est centrale mais minoritaire et tient son pouvoir de l’émiettement de la France dispersée du refus. C’est la nouvelle discorde française.