Le mois qui vient de s’écouler, marqué, on peut s’en réjouir, par d’intenses mobilisations féministes contre les violences faites aux femmes - les crimes conjugaux notamment -, a vu se déployer une séquence #MeToo qui mérite que l’on y revienne.
Inaugurée par la spectaculaire et virale prise de parole de la comédienne Adèle Haenel qui dénonçait les atteintes sexuelles dont elle aurait été victime adolescente de la part du réalisateur Christophe Ruggia, se poursuivant quelques jours plus tard avec les accusations de la photographe Valentine Monnier à l'encontre de Roman Polanski concernant un viol qu'il aurait perpétré sur elle en 1975, elle a déployé tous ses effets au moment de la sortie de J'accuse, le sobre et amer thriller consacré par le cinéaste à l'affaire Dreyfus.
De nombreuses voix féministes se sont alors élevées pour appeler au boycott du film, ou signifier haut et fort qu'elles ne sauraient aller le voir (au sein du gouvernement Marlène Schiappa, Sibeth Ndiaye). Quelques activistes parvinrent à en empêcher des projections, non sans apostropher les spectateurs coupables d'«aller voir un bon film tranquillou», selon la formule d'une militante indignée. Des élus tentèrent - sans succès - de le faire déprogrammer de plusieurs salles de cinéma en Seine-Saint-Denis. Certains, embarrassés, coupèrent la poire en deux : la projection du film aurait lieu, mais suivie d'un débat sur… les violences sexuelles. Tout cela au motif qu'aller voir J'accuse revenait à se rendre complice d'un violeur définitif, car on ne peut «séparer l'homme [accusé donc scélérat] de l'œuvre»(1). Position étayée en l'occurrence par rien de plus élaboré qu'une injonction purement militante. Un peu court.
Ainsi au nom du féminisme, il fallait récuser un film sur les ravages de l’antisémitisme : sur la parodie de justice qui en découla lors des procès successifs de Dreyfus, puis sur le long combat au cours duquel la presse joua un rôle décisif en vue d’obtenir une décision judiciaire digne de ce nom. Celle-ci finit par advenir : en 1906 un arrêt de la Cour de cassation réhabilita Dreyfus.
Plutôt que de saisir la justice, Adèle Haenel a donc choisi de s'exprimer sur Mediapart, qui avait auparavant pris soin de confier une enquête détaillée sur les faits allégués à une de ses journalistes. L'actrice s'en expliqua en arguant de la «violence systémique de la justice à l'égard des femmes». Elle a depuis dû se résoudre à «ne pas se dérober» à une procédure, puisque la justice s'est autosaisie de l'affaire, cela garantissant les droits des deux parties : présomption d'innocence pour le mis en cause, instruction à charge et à décharge qui obéit à d'autres règles qu'une enquête journalistique fût-elle excellemment menée, enfin débat contradictoire afin que puisse émerger une vérité judiciaire - qui jamais ne peut se résumer au seul «vécu» de la plaignante, si bouleversant soit-il. Dans le cas de Valentine Monnier en revanche, rien de tel, les délais de prescription étant largement dépassés. Qu'importe, elle bénéficia séance tenante du soutien d'Adèle Haenel, femme désormais «puissante» comme elle le revendiqua, cet état conférant un poids - une légitimité ? - particuliers à sa parole. Carrière libre à la vérité médiatique.
Jouant le surplomb «théorique», Iris Brey écrivit dans la foulée : «Pourquoi est-ce que la parole d'une victime qui parle aurait moins de valeur que la présomption d'innocence ? Ne faut-il pas interroger en profondeur notre système judiciaire avant d'invoquer la présomption d'innocence si nous croyons les femmes ?»
Il ne s'agit nullement, dans cette étrange suggestion, de réfléchir aux façons dont le droit est amené à évoluer en intégrant les transformations sociétales, comme ce fut le cas lorsque l'avortement fut dépénalisé, le viol requalifié en crime - et que plus récemment furent votés le mariage pour tous, ou l'accès à la PMA pour toutes les femmes. Ce dont il est question, c'est de revenir sur un principe fondateur de l'Etat de droit, stipulant que «toute personne accusée d'un acte délictueux est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d'un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées» (2). C'est cela qu'il conviendrait de remettre en cause - «si nous croyons les femmes». On se pince. Les femmes redevenues Pythies ? Sibylles ? Figures sacrées proférant la vérité au-delà (ou en-deçà) de la rationalité - celle requise lors du débat judiciaire par exemple ?
Les justes et nécessaires combats du féminisme méritent mieux que pareille régression intellectuelle et politique.
(1) Sur cette question, on ne saurait trop recommander de lire Philip Roth, Pourquoi écrire ? (Folio).
(2) Déclaration des droits de l'homme de 1948, art. 11.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.